vendredi 20 août 2010

La résistance en short, chapitre 10 : Match physique et sans issue

L'avant match ! (je suis le numéro 4 blanc, celui qui n'a pas l'air rassuré...)




Arrivés sur le terrain, nous nous sommes fait broyer les phalanges par les onze joueurs de Flakelf. Cela dit, il y en avait deux ou trois dans notre équipe capables de briser une buche à la force des doigts, qui n’ont pas du laisser leur poigne au vestiaire. Début de l’opposition…

Dans la tribune officielle se trouvaient, outre l’état-major de Walter Model et les officiers nazis responsables de la ville de Kiev (dont Rechner), tous ceux qui avaient un tant soit peu de sympathie pour le troisième Reich : leur place avait été réservée et offerte. Quand Shvetsov a présenté au public l’équipe de Flakelf, tous se sont levés pour rendre leur salut aux onze joueurs allemands.

Tout autour du terrain, contre la main-courante et dans les tribunes secondaires, se massaient tous ceux qui soutenaient le FC Start et qui avaient, à nouveau, payé leur place. Quand le FC Start a été annoncé, aucun d’entre nous n’a salué. Je n’ai pas osé regarder la tribune officielle, où de toute évidence, Model et ses officiers s’offusquaient de ce premier signe de défi. Heureusement, « nos » supporters déclenchèrent un vacarme assourdissant, nous isolant provisoirement de l’hostilité nazie.

Evitant le regard de l’arbitre et toujours sans me tourner vers la tribune officielle, je suis allé me placer en défense à côté de Tyutchev qui reculait d’une ligne, passant de la récupération à la charnière. Une nouvelle fois, nous jouions sans véritable défenseur (à moins de me considérer comme un « vrai » défenseur), mais j’étais content d’avoir le colosse muet à mes côtés.


Trusevich

Tyutchev et moi

Timofeyev Putitsin Klimenko

Korotkykh Melnyk

Goncharenko Kuzmenko Sukharev


Le match est parti sur le même mode que le précédent : très violent. Tyutchev, Putitsin et moi, on a rendu un maximum de coups au début, mais on a vite constaté que nos ripostes étaient bien plus sévèrement sanctionnées que les agressions adverses. A un moment, l’attaquant d'en face m’a quasiment arraché le maillot sans que l’arbitre ne réagisse…

Mais celui qui a encaissé le plus de coups, c’est Trusevich, notre gardien. A chaque coup de pied arrêté accordé au Flakelf, coups francs et corners (et il y en a eu des brouettes), il devait éviter les coudes et les genoux pour tenter de se saisir du ballon. Il a fini par se faire ouvrir la lèvre sur une charge particulièrement agressive. Deux minutes après, encore un peu sonné, il était battu par une frappe lointaine signée de l’une des « recrues » du Flakelf. Bronca impressionnante autour du terrain... et bien sûr, tout le monde debout en tribune officielle…
- Et alors ? a grondé Klimenko dans le tumulte, le regard noir. On s’en fiche. On va égaliser…

Mais le temps filait et nous avions un mal fou à créer de véritables occasions. Pour répondre au défi adverse et ne pas prendre un but de plus, nos joueurs offensifs jouaient très bas, compromettant nos quelques bons ballons de contre-attaque. Timofeyev, Tyutchev, Klimenko et moi-même avons livré, compte tenu du contexte, une très belle performance, défendant en laissant très peu d’occasions à l’arbitre de nous sanctionner. Nos belles combinaisons en défense donnaient à notre public l’occasion de se réjouir un peu. Pour le reste, l’ambiance était retombée progressivement au long de cette mi-temps sans occasion…

Peu de temps avant la pause, cependant, Korotkykh et Putitsin ont réussi à enclencher un superbe une-deux. Evitant un tacle kamikaze, Putitsin a glissé la balle entre deux adversaires pour Sukharev qui s’est lancé dans une accélération dont il avait le secret. La chevauchée s’est terminée par une obstruction d’un défenseur adverse. La faute était trop énorme, trop évidente pour que l’arbitre ne la siffle pas. Au bord du terrain, tout le monde s’est alors réveillé et les cris d’encouragement ont repris.

Ce bon coup-franc, Kuzmenko l’a envoyé droit dans la lucarne gauche du but adverse. Mais l’hystérie de nos supporters s’est vite convertie en huées agressives : de manière incompréhensible, l’arbitre a donné le coup franc à retirer, annulant le but. Kuzmenko, magnifique, a remis le couvert, atteignant cette fois-ci la lucarne droite ! Le délire autour du terrain était énorme, à la hauteur du formidable pied-de-nez que Kuzmenko adressait à l’arbitre qui n’a pas eu le cran d’annuler cette nouvelle tentative.

Ce but nous a regonflés à bloc ! Personnellement, il a même réussi à me faire oublier quelques instants le contexte détestable de la rencontre. Et ce n’était pas fini : dans un dernier élan offensif, Putitsin a tenté de trouver Goncharenko sur un long ballon. Bonne pioche ! Goncharenko a contrôlé le ballon de la poitrine avant de se lancer dans un course étourdissante au cœur de la défense adverse et de tirer. Sa frappe très lourde n’a laissé aucune chance au gardien allemand, qui encaissait pour le coup son deuxième but en… deux occasions.

L’arbitre a semblé réfléchir un instant, cherchant probablement une bonne raison de ne pas valider le but, mais la limpidité de l’action et les rugissements du public ont eu raison de ses hésitations : à la pause, nous menions 2 buts à 1. Sur le chemin du vestiaire, la foule nous a gratifiés d’une ovation extraordinairement chaleureuse, du genre à vous pousser aux larmes : des milliers de personnes que nous ne connaissions pas nous encourageaient, nous félicitaient, nous portaient en triomphe. Putitsin le flambeur a attrapé au vol une fleur envoyée par une de ses supportrices et Timofeyev a été le dernier rentré car il se faisait un devoir de serrer toutes les mains tendues.

Malheureusement, nous n’avons pas vraiment pu savourer cet avantage : avant même que nous ayons pu fermer la porte du vestiaire, un visiteur fit son apparition. C’était Shvetsov. Les seules fois où je l’avais vu auparavant, il arborait soit le visage fourbe du type fielleux qui vient de réussir un sale coup, soit la gueule du mec qui vient de se ramasser un 7-2 par une équipe d’affamés.

Cette fois, il avait l’air mal, le pauvre vieux. Il transpirait au moins autant que nous !
- Les gars, il a annoncé, vous êtes très forts. Vous tapez les meilleurs soldats que le Führer ait pu trouver, et ce malgré un arbitrage corrompu… Je ne vois pas quel fou pourrait affirmer que vous n’êtes pas les meilleurs. Mais maintenant, faut tout arrêter… Sinon, ils tireront dans le tas ! Je suis en tribune juste derrière Model, je sais ce que j’avance.
- Et bien, a lancé Trusevich, ce n’est pas ce que tu voulais ? Depuis le début, tu contribues du mieux que tu peux au torpillage de notre équipe ! Au moment où ça aboutit, de quoi as-tu peur ? - Il a peur pour sa gueule, a craché Putitsin en broyant sa fleur. Le Generaloberst a dû menacer de le mettre dans le même sac que nous, c’est ça ? Après tout, qui sait si, en tant qu’organisateur du tournoi, tu n’es pas mouillé jusqu’au cou dans cette équipe d’Untermensch rebelles ?

Œillade paniquée de Shvetsov. Putitsin, avec sa silhouette de mannequin, pouvait donner l’image d’un type un peu superficiel. Pourtant, tout ce qu’il disait était juste. Cette fois, encore…
- Savourez cette nouvelle victoire sur moi, les gars, a répondu Shvetsov. C'est vrai, vous avez peut-être ma vie entre les mains. Vous avez aussi la votre. Une défaite… une toute petite défaite ne vous ferait pas perdre la tête du championnat. Et elle vous donnerait un peu de temps pour réfléchir à l’énormité et la gravité de votre action.

Shvetsov s’est tiré sans se retourner. Encore une fois, nous n’avons pas eu le temps de dire un mot : la porte s’est réouverte sur le Generaloberst Walter Model en personne, responsable de toute une partie du front de l’est pour les Allemands. Il était revenu des combats exprès pour le match, et il est entré dans notre vestiaire avec deux soldats armés de mitraillettes –j’ai repensé très fort à ce qu’avait dit Trusevich avant le match.

Comme l’arbitre, Model parlait un Ukrainien irréprochable. Dans ma mémoire, il était le « nazi-type », tel qu’on en voit dans tous les films historiques retraçant l’histoire de la seconde guerre mondiale : calme, poli, distingué mais terriblement froid, machiavélique. Il a dit :
- Félicitations, c’était une… disons une belle première mi-temps. Vous faites preuve de beaucoup de talent et de courage, ce n’est pas un hasard si vous menez au score. Malheureusement : vous allez perdre.
- Ce n’est pas parti pour, marmonna Trusevich.
- Ecoutez-moi, monsieur Trusevich, a doucement répondu Model. Ecoutez, et surtout : réfléchissez ! Je vous invite à penser aux conséquences de vos actes… A l’ampleur de votre provocation, et à l’entité à qui vous la lancez. Pour vous, une victoire serait sans issue.

Il s’est retourné, puis s’est tiré à son tour.
- Pas question que je prenne le risque de me faire péter une jambe par l’une de ces onze brutes pour le plaisir de me faire mitrailler après, a gémit Korotkykh, qui semblait plus jeune que jamais.
- Ils ne feront rien, a répliqué Klimenko, tout de même moins bravache qu’avant le match. Aucune vraie menace là-dedans … Il peut rien nous reprocher, il veut nous effrayer.
- Et « sans issue », ça t’évoque quoi ? s’est emporté Korotkyth, fébrile.
- Et tu oublies l’avertissement de Shvetsov ? a rajouté Melnyk, murmurant comme toujours.
- Pareil ! a répliqué vivement Goncharenko. Un autre moyen indirect de nous faire flipper ! Comme ils ont fait avec Balakin.

Pendant que le ton montait, je me disais que ce que nous avaient dit Balakin, puis le joueur de Rukh, puis Shvetsov et pour finir Walter, tout ça recoupait parfaitement l’avertissement de Kaminski. Et cette mise en garde là, confidentielle, ne pouvait pas faire partie d’un plan d’intimidation…
- Restons calmes, est intervenu Trusevich au moment où deux autres, probablement Klimenko et Korotkykh, se sont levés, manifestement prêts à en venir aux mains. Asseyez-vous ! Silence !

A ce moment là, la porte s’est à nouveau ouverte. Sur Komarov.

lundi 16 août 2010

La résistance en short, chapitre 9 : Le match que tout le monde ne veut pas vraiment jouer

L'affiche du match



Le lendemain, soit la veille du match, Balakin est venu nous voir à l’usine pendant la pause de midi. Balakin était celui qui avait le mieux tiré son épingle du jeu depuis le début de l’occupation : il avait dégotté un poste relativement important dans le secteur des télécommunications, qui était au moins aussi important pour les Allemands que l’alimentation ou le carburant. Balakin n’avait pas de bonne nouvelle :
- Le SS qui dirige mon service craint qu’il n’y ait des représailles contre nous si nous gagnons à nouveau. Et comme je n’ai pas de suppléant au travail, il veut être bien sûr qu’il ne m’arrive rien. Du coup, il m’a interdit de jouer avec vous demain. Je voulais vous prévenir de mon absence, mais aussi vous mettre en garde au sujet de ces « représailles »… j’ai déjà averti les autres.

Les quatre joueurs présents lors de la discussion de la veille se sont regardés, mais n’ont rien dit. Quand Balakin est reparti, c’est Klimenko qui a parlé :
- C’est des conneries ! Les SS veulent nous saper le moral, nous faire peur pour qu’on déclare forfait ou pire : qu’on les laisse gagner. Balakin est tombé dans le panneau et il venu nous répéter toutes ces foutaises. On jouera quand même !

Tout le monde a applaudi, mais j’ai bien senti que certains gambergeaient. Le soir même, un des enfants de Komarov est venu nous avertir que son père, qui travaillait sur un chantier, avait reçu une charge sur le pied et qu’il ne pourrait pas jouer le lendemain en remplacement de Balakin. Nouveau flottement… Certains laissèrent entendre à demi-mot que Komarov simulait, ou bien qu’il s’était auto-mutilé pour ne pas jouer.
- Je peux pas le croire, a lâché Trusevich, sûr de lui. Pavel n’est pas une poule mouillée.
- N’empêche, a grondé Klimenko, menaçant : le prochain qui fait mine de trébucher aura à faire à moi !

Il n’y a pas eu de nouvelle défection, mais l’entorse de Svyirdovskiy n’était pas passée. A la fin de la journée, alors que je m’apprêtais à rentrer à la maison avec Nancy et l’oncle Josef, Klimenko et Goncharenko sont venus me trouver :
- Hé, Thom' ! La cheville de Svyiridoskiy ne va pas mieux. Avec Balakin et Komarov en moins, il nous manque un arrière…
- Comment ? s’est indigné l’oncle, dans son nouveau mode, « excité et alarmé ». Vous ne manquez pas de souffle ! Vous savez ce que je pense de ce match, et vous venez demander à mon neveu d’y participer ?
- Allons, chef, a tenté Goncharenko, Thomas a déjà participé au tournoi, Shvetsov le sait. Un match de plus ne changera rien…
- Sauf si ce match de plus se joue sous les yeux du Generaloberst Walter Model et de son état major ! a riposté Josef.
- On y a pensé, a affirmé Klimenko : Thomas a la même carrure que Komarov, et avec une bonne paire de ciseaux, il aura la même tignasse. On lui donnera le maillot de Komarov, on l’appellera Komarov… pour n’importe qui dans le stade, ce sera Komarov.
- Il ne vous est pas venu à l’esprit que Komarov n’ait précisément pas envie qu'on le croit sur le terrain ? a lancé Josef.
- Komarov n’a pas dit qu’il ne voulait pas jouer : il a dit qu’il ne pouvait pas. Nous pensons qu’il serait ravi d’être représenté, a simplement répondu Goncharenko.
- Et sinon, c’est un lâche, a marmonné Klimenko.
- Dites, chef, a finalement lancé Goncharenko : Thomas est assez grand pour prendre sa décision tout seul, non ?

En un sens, les joueurs abusaient de la situation. J’étais très clairement dépassé par les évènements, et je l’aurais été même sans l’histoire de Kaminski. Les joueurs tentaient de contourner les arguments rationnels de l’oncle en passant par moi, simple et paumé. J’étais mal. Très mal ! Absolument pas convaincu de ce que je disais, la mort dans l’âme, j’ai néanmoins déclaré :
- Je ne pense pas que ce soit risqué. Je vais jouer avec vous.

Le pire, c’est que ma confiance de façade a semblé rassurer un peu Josef. Lui qui, habituellement, me consultait si peu pour prendre les décisions me concernant, s’en remettait à mon sentiment…

C’est ainsi que je me suis retrouvé dans le vestiaire du Stade du Zenit, les cheveux coupés, plus fébrile que jamais. En allant au stade, nous avions vu tout un tas d’affiches annonçant le match, et le stade était anormalement garni de soldat.
- Logique, a affirmé Klimenko. Dès qu’il y a des officiels, il y a des soldats. Rien à voir avec nous.

N’empêche : l’ambiance était plutôt tendue dans le vestiaire. Peu de temps avant le match, un officier SS est venu se présenter, très laconique et dans un Ukrainien parfait.
- Je serai votre arbitre, il a dit. Veillez à suivre les règles. Merci de respecter le salut Nazi avant le match. A tout à l’heure.

A peine était-il parti qu’un autre type est entré. Un type de Rukh, l’équipe de Shvetsov.
- Les gars, vous êtes des fortiches, mais pour ce coup là, je vous suggère d’y aller mollo : de ce que je sais, une nouvelle victoire ferait jaser… hum… et même sans doute plus que jaser.

Quand le gars s’en est allé, un silence bien épais s’est installé.
- Et donc, qu’est-ce qu’on fait ? a finalement demandé le jeune Korotkykh, pas à l’aise. On joue ?
- A ton avis ? a rétorqué Klimenko.
- Hé, ça sent pas bon, a lancé Kuzmenko. On a foutu un bon nombre de branlées aux fridolins : faut peut-être savoir s’arrêter.
- Je suis d’accord, a confirmé Sukharev. Tout ça ne me dit rien qui vaille.
- On est la pour jouer au foot, a déclaré Goncharenko. On n’a rien à se reprocher.
- C’est eux qui nous reprocheront des trucs ! a lancé Kuzmenko.
- Et déjà, cette histoire de salut, qu’est-ce que ça veut dire ? a demandé Korotkykh.
- Je saluerai pas ! a soudainement beuglé Klimenko, faisant sursauter deux-trois de ses coéquipiers au passage. Ce geste, c’est celui des soldats qui ont exterminé ma famille à Babi Yar[1] !

Klimenko était l’un des plus jeunes de l’équipe avec Korotkykh, mais je me rappelle clairement qu’à cet instant, ses traits déformés étaient ceux d’un homme mûr, presque vieux. La référence au massacre de Babi Yar a dissuadé tous les autres de contester, mais elle n’a pas suffi à évacuer toute les appréhensions.
- L’arbitre parle très bien Ukrainien, et il a été clair, a déclaré Trusevich. Ils veulent qu’on respecte leur salut, pas qu’on le lance.
- C’est vrai, ça ! a surenchéri Goncharenko, visiblement soulagé par cette interprétation. On le respectera sans le lancer.
- Donc on ne salut pas, et puis on joue, a lâché Klimenko.

Avant d’ajouter, devant le scepticisme ambiant :
- Allez, les gars ! On savait tous que ça finirait par arriver… la pression, la triche… tout ça c’est pour nous impressionner. Qu’est-ce qu’on risque ? Une branlée ? On s’en tape : on gagné 11 à 0 contre une de leurs équipes !
- Il a raison, a conclu Trusevich en se levant. C’est du foot… que je sache, ils ne sont pas venus nous menacer avec des mitraillettes ? Réglons ça sur le terrain.
Et nous avons quitté le vestiaire silencieusement, avec la frousse aux trousses.

[1] Les 29 et 30 septembre 1941, plus de 30 000 juifs sont exterminés dans le ravin de Babi Yar, à l’époque hors de la ville de Kiev, au motif qu’un juif avait été pris à saper les efforts allemands pour maîtriser l’incendie du 24 septembre (lui-même dû à une vague d’attentat). Il s’agit bien sûr d’un prétexte pour s’en prendre au juifs, qui se rendent sur place « en toute confiance » (autant qu’on peut l’être dans ces cas-là), persuadés d’être « simplement » envoyés en camps (Babi Yar était proche de la gare de marchandises de Lukianivka).

vendredi 13 août 2010

La résistance en short, chapitre 8 : Le match que tout le monde veut jouer

Photo un peu dégueu' d'une équipe qui ne l'était pas moins : le Flakelf


Ayant pris le parti de garder pour moi l’avertissement de Kaminski, j’ai fait semblant d’être surpris quand l’oncle a annoncé que notre prochaine adversaire serait l’équipe de Flakelf, composée de joueurs de la Luftwaffe. Je n’étais pas un bon simulateur : l’oncle a bien vu une expression un peu tendue sur mon visage, mais il l’a sans doute mis sur le compte d’une autre contrariété : les anciens du Dynamo et du Lokomotiv étaient de nouveau suffisamment nombreux, et n’avaient donc pas besoin de mon renfort pour cette rencontre.

Pour la première fois depuis le début de l'aventure, ils étaient même tous partants : il a fallu faire un choix parmi les treize joueurs, tous postulants, car les remplacements n’existaient pas à l’époque. Ceux qui avaient joué tous les matches affirmaient que leur assiduité leur donnait le droit de jouer à nouveau. Les autres trouvaient naturellement plus logique de permettre à ceux qui avaient le moins participé de gagner un peu de temps de jeu. J’étais plutôt d’accord avec les seconds, mais on ne m’a pas demandé mon avis, pas plus qu’à Josef qui était pourtant le manager de l’équipe : premier signe d’émancipation des joueurs…

Au bout d’un très long moment, Komarov et Balakin ont accepté de se désister. Grosse colère de Trusevich :
- Sans Komarov et Balakin, et sans Thomas, qui reste-t-il en arrières ? il a rouscaillé. Juste Svyridovskiy ! Et ce n’est pas son poste de prédilection. Les charnières bricolées, merci bien ! On a vu ce que ça donnait… je n’ai pas vocation à rattraper les boulettes des autres.

Nouvelle discussion. Goncharenko et Klimenko, les deux joueurs les plus en forme, proposèrent de quitter l’équipe pour le plaisir d’entendre qu’ils étaient indispensables. Une éternité plus tard, Tyutchev leva la main silencieusement pour nous signifier qu’il acceptait de renoncer au match. Komarov fut l’autre déçu après un tirage au sort pour savoir qui de lui ou Balakin jouerait.

Je n’étais pas très serein. Pas à cause de ma discussion avec Kaminski : cette laborieuse séance de sélection avait totalement fini de la faire sortir de ma tête. Non, mon inquiétude était liée aux deux joueurs sacrifiés. Il me semblait plus intelligent de garder Komarov par rapport à Balakin : ils avaient le même niveau, mais le second avait tendance à fatiguer plus vite en deuxième mi-temps. Et puis, tout bien réfléchi, j’étais convaincu que le muet Tyutchev était un cadre tout aussi indispensable que Goncharenko ou Klimenko, sans véritable remplaçant… J’aurais plutôt écarté l'un des trois inters : il ne faut que deux joueurs à ce poste, et Korotkykh, Putisin ou Melnyk, étaient interchangeables. Mais bon…

L’absence de Tyutchev s’est avérée d’autant plus préjudiciable que les joueurs de Flakelf jouaient dans un registre résolument physique, à la limite de la violence. Putitsin, costaud aussi mais moins habitué à encaisser, a compensé du mieux possible. En défense, Svyridovskiy a rendu coup pour coup, si bien que son engagement lui a coûté une nouvelle entorse à la cheville. Ce qui n’a pas empêché une nouvelle victoire par 5 à 1, avec une très belle perf de nos joueurs d’ailes : Klimenko (qui s’est amusé à multiplier les petits ponts, 7 tout au long du match) et Sukharev côté gauche, Timofeyev (trois fois passeur décisif) et Goncharenko côté droit.

En définitive, à part la brutalité adverse, rien n’avait distingué ce match des autres…

Le lendemain soir, avant de passer me chercher à l’atelier pour rentrer à la maison, l’oncle est allé rendre une petite visite aux locataires du grenier de la réserve. Il ne m’a pas empêché de le suivre, mais à son regard j’ai compris qu’il y avait un schbigntz quelque part. Putitsin somnolait sur son lit de camp. Egalement sur son lit, Svyridovskiy se massait la cheville. Goncharenko fumait une cigarette et Trusevich lisait le journal à la lueur de l’unique fenêtre :
- Ils sont gonflés, nous a-t-il interpelés en tapotant le journal. Pas un mot sur notre victoire d'hier ! Pourtant, il y a deux semaines, la victoire de Flakelf contre Rukh était signalée à la Une !
- Shvetsov est passé me voir en personne pour me donner les infos du prochain match, a déclaré l’oncle qui n’avait manifestement pas écouté.

C’était la première fois qu’il quittait son air enthousiaste, exalté, pour évoquer le FC Start. Ça m’a fait tout drôle : je m’étais habitué à leur voir son nouveau jour. Là, on aurait dit qu’il débarquait tout droit de la période précédant l’arrivée de Trusevich à l’usine : tronche fermée, phrases courtes, tout ça.
- Ah ! Quand jouons-nous ? a demandé Svyridovskiy.
- Après demain. Contre Flakelf, encore. Au stade du Zenit.
- Génial ! s’est exclamé Goncharenko. Le plus grand stade de la ville !
- Ce n’est pas "génial", a répliqué Josef. Il y aura tout un tas d’huiles nazies. Je n’aime pas trop ça.
- Et pourquoi ça ? j'ai demandé.
- Ces deux matches très proches, déjà… Ça cache quelque chose. Comme s’ils voulaient éviter que vous ne récupériez correctement...
- On a déjà fait pire, a marmonné Goncharenko. Et puis, les types du Flakelf auront le même temps de récupération, non ?
- Justement : non ! Leur équipe sera en partie renforcée par d’anciens véritables joueurs de foot allemands venus d’Allemagne en avion d’ici là.
- Allons, a répondu Trusevich, rassurant : on leur a collé 5-1. Avec quelques joueurs frais et meilleurs de leur côté, ça fera 4-2, voilà tout.
- Réfléchissez ! En temps de guerre, qui a le bras assez long pour affréter un avion spécialement pour quatre joueurs de foot et en si peu de temps ? Les ordres viennent de Berlin. Peut-être d’Hitler lui-même… Ça ne sent pas bon ! Je commence à croire que nous dérangeons sérieusement.

Je découvrais un nouveau Josef : excité, mais pas du tout enthousiaste. Et plutôt alarmé... Svyridovskiy ne s’en est pas inquiété :
- Et oui : ce bon Führer n’aime pas voir de beaux aryens se faire corriger par des « Untermensh[1] » ! s’est-il esclaffé. Mais, chef, c’est évident que ça les titille. Et c’est précisément pour ça qu’on accepte de dépenser le peu d’énergie qu’il nous reste sur un terrain de foot !

L’oncle s’est tu un moment. Manifestement, il commençait juste à comprendre (comme moi) que les motivations de ses joueurs ne reposaient pas uniquement sur la nostalgie de l’époque du Dynamo. J’ai pigé direct qu’on ne risquait pas de le revoir arborer sa mine « bourrue-réjouie » avant longtemps.
- Vous êtes fous, a-t-il finalement lâché, plus froid que jamais. Vous savez où ça vous mènera ?
- On finira par perdre, a murmuré Putitsin qui n’avait encore rien dit. Ils trafiqueront le calendrier, les équipes adverses, le terrain, tout ce qu’ils pourront, jusqu’à ce qu’on perde.
- Et si ça n’arrive pas ? a demandé l’oncle. Si la triche ne suffit pas, ils vous materont au fusil !
- Bien sûr que non ! a ronchonné Goncharenko. Ils veulent gagner sur le terrain, là où on les a battus. Nous envoyer au fusil sans motif, ce serait admettre leur infériorité.
- Des motifs fictifs pour fusiller les gens, par les temps qui courent, c’est facile à trouver ! a dit l'oncle. Un soupçon de résistance, et c'est réglé.
- On passe nos journées ici sous les yeux de Rechner et notre temps libre sous ceux de Shvetsov, a expliqué Goncharenko. Tout le monde sait que même si nous le voulions, nous ne pourrions rien tenter contre l'occupant. Putitsin a raison : tout ça terminera par une défaite sur le terrain. Peut-être bien qu’ils vous forceront à nous renvoyer de l’usine pour nous affamer à nouveau et accélérer notre chute. Ils auront des idées... on perdra un jour ou l’autre. Et alors, enfin satisfait, Shvetsov nous radiera du championnat. On se retrouvera au même stade qu’avant, sans boulot, sans rien à manger, mais avec la fierté d’avoir cloué le bec nazillon pendant un moment.

Josef semblait perdu. Au bout d’un moment et contre toute attente, il m’a demandé mon avis. Je n’étais pas fiérot : je retrouvais dans les inquiétudes de l’oncle tout ce que Kaminski m’avait dit : l’intervention probable d’Hitler, l’intention de « mater » l’équipe, et la possibilité d’en arriver à une solution radicale. Ressortir à ce moment là l’avertissement du Polonais aurait peut-être suffit à convaincre tout le monde de s’arrêter là. Mais Goncharenko m’avait rassuré, et il semblait sûr de lui.

Et puis j’étais comme un môme fautif et cachotier : je n’avais rien dit de la mise en garde de Kaminski sur le coup, et il me semblait inconcevable d’y revenir 24 heures plus tard, vu la gravité de l’enjeu. J’ai décidé d’aller jusqu’au bout de mon idée :
- Je ne crois pas que ça terminera mal, oncle Josef. Ce n’est que du foot. Hitler a bien d’autres choses à gérer, non ? Je pense comme les gars : ils nous mettront des bâtons dans les roues, ils tricheront, et ils finiront peut-être par gagner de manière injuste… ça s’arrêta là.

Josef a haussé les épaules, l’air pas convaincu, mais il est reparti sans rien ajouter.

[1] Qualificatif notamment donné par Himmler aux prisonniers de l’armée rouge capturés en 1941 et affamés jusqu’à la mort pendant leur captivité.

lundi 9 août 2010

La résistance en short, chapitre 7 : Réussir un match mais mal gérer le reste

Pour commencer, nous avions enfin récupéré un équipement potable grâce à un des anciens responsables du Dynamo qui, apprenant que l’équipe s’était en partie reformée, nous avait fourni des tenues dignes de ce nom. Et puis le petit stade était totalement plein ! Le public avait répondu présent. Mais nous y reviendrons…

Côté jeu, les joueurs du MSG Wal ont été plus coriaces que lors du premier match, et bien meilleurs que toutes les autres équipes qu’on avait rencontrées jusque là. Après six matches aisément remportés, nous étions peut-être trop sûrs de nous… Là, pardon ! Les adversaires nous ont bien bougés ! Et puis, il faut le dire : ce match était le troisième en cinq jours ! Un rythme très élevé pour nous autres, usés par le travail à l’usine.

Pourtant et pour ne pas changer, Kuzmenko a marqué en premier, sur une belle passe de Goncharenko. Mais les autres, en face, n’ont rien lâché : ils ont envoyé du bois juste après la mi-temps pour renverser la vapeur et nous flanquer deux buts superbes.

A 1-2, on s’est regardés, un peu surpris, avec les autres : nous n’avions jamais été menés jusque là ! On s’est alors donné au maximum pour accrocher au moins l’égalité, qui provoquait alors le tirage au sort du vainqueur. Mais les salauds, en face, ne reculaient pas d’un centimètre !

A dix minutes de la fin du match, un peu désespéré, j’ai fini par abandonner mon poste d’arrière pour aller soutenir les avants. Kuzmenko dans l’axe et Sukharev à gauche, à bout, ne touchaient quasiment plus le ballon. Goncharenko, lui, continuait à mettre le chantier sur notre aile droite, mais sans efficacité.

C’est finalement Klimenko, le petit demi gauche teigneux, qui a trouvé l’ouverture : en deux dribbles, il s’est trouvé en bonne position, mais sa frappe a heurté le poteau. Kuzmenko, bien placé, a réussi à récupérer la balle et à la passer, en aveugle, vers le point de pénalty. Sukharev était trop court, moi pas ! J’ai envoyé une grosse mine qui a laissé le gardien sur le cul.


A 2-2, ça respirait mieux dans les rangs du FC Start. Moi, déjà bien content d’avoir marqué, je suis retourné à ma place, en défense. Mais mes coéquipiers ne m’ont pas laissé le temps de savourer : finalement, le match nul ne leur suffisait plus. Sur notre première occasion après l’égalisation, Goncharenko a obtenu un corner. Par habitude, je restais toujours en couverture sur les corners, mais cette fois, Trusevich m’a obligé à monter, m’engueulant presque « tu vois bien que de toute façon, nos adversaires n’essaient même plus d’attaquer ! tu seras plus utile devant ! ». C’était une bonne inspiration : sur le corner, Goncharenko a réussi à envoyer le ballon droit sur moi, et de la tête, j’ai prolongé la trajectoire du cuir au fond des filets : 3-2 !

Ah ça, quand je vous dis que je reste marqué par ce match… Mes deux premiers buts, tous les deux décisifs ! J’en ai pleuré de joie. Les soldats du MSG Wal, qui étaient de bons gars, nous serrèrent la main sans rancune à la fin du match et nous saluèrent avec fair-play. Le geste était d’autant plus sympa que la plupart des mecs des deux équipes ne parlaient pas la même langue.

Malgré tout, l’auteur des deux buts adverses, un grand blond souriant, est venu me voir en particulier.
- J’ai cru remarquer que tu comprenais allemand ? il m'a demandé.
- C’est vrai, je le parle, aussi, j’ai bêtement répondu, encore tout sonné par l’émotion.
- Je m’appelle Kaminski, s’est-il présenté en me serrant à nouveau la main.
- Thomas Hübner !

Son sourire a alors disparu :
- Ecoute… euh… je ne sais pas si j’ai le droit de te dire ça mais… méfiez-vous du Flakelf. La prochaine équipe que vous rencontrerez. Ils sont là pour vous mater. Berlin n’aime pas du tout voir des ouvriers ukrainiens se balader si facilement dans un championnat Nazi.

Balakin est alors passé à notre niveau en tapant dans le dos de Kaminski, braillant en Ukrainien qu’en s’entraînant beaucoup, le MSG Wal aurait peut-être une petite chance d’arracher un jour le match nul contre nous. Kaminski, qui n’avait sans doute rien compris, a vaguement souri dans sa direction avant de reprendre sur le même ton confidentiel :
- Il se dit que le Fürher lui-même se préoccupe de votre cas… méfiez-vous, Hübner : quand Hitler se mêle de quelque chose, cela se termine généralement mal. Je…

Kaminski jetait sans cesse des regards méfiants autours de nous, veillant à ce que ses coéquipiers ne surprennent pas la discussion :
- Je suis d'origine Polonaise... Je suis contre Hitler et la doctrine nazie… et je suis très content que vous ayez trouvé le moyen de les combattre. Mais je ne souhaite voir mourir personne pour un match de football… Dites bien cela à vos coéquipiers. Bonne chance, Hübner.

Tête en l’air par nature, mais en plus étourdi par ma contribution à la victoire, j’ai à peine écouté ce que me disait Kaminski. Et je ne l’ai surtout pas compris. L’évocation d’Hitler avait quelque chose de très fort, bien sûr. Mais je n’arrivais vraiment pas voir le lien entre Hitler et notre petit championnat un peu bidon. Pourquoi nous mater ? Comment pouvions-nous être une menace ? L’idée avait quelque chose de presque comique.

Je me revois néanmoins, le soir même de la victoire contre MSG Wal, tourner et retourner l’avertissement de Kaminski dans ma tête, cherchant à en extraire le message-clé. N’aboutissant à rien de convaincant, j’ai décidé de ne rien dire à personne. Les indices étaient pourtant clairs tout autour de moi…

Au fil des matches, les tribunes s’étaient garnies d’habitants de Kiev. Notre équipe s'était fait une sympathie dans la ville, à coup de bouche à oreille. Lors du premier match contre MSG Wal, le stade était totalement plein pour la première fois. Pour le fameux 3-2, Shvetsov avait eu l’idée de rendre les places payantes. Pour 5 roubles, malgré la misère et la famine ambiante, le stade s’était rempli à nouveau.

J’aurais dû me demander pourquoi les habitants de Kiev avaient tant envie de voir les soldats allemands battus par des Ukrainiens…

J’aurais dû piger pourquoi le Major se faisait de moins en moins amical avec l’oncle Josef, alors que l’usine tournait avec une efficacité que je n’avais jusqu’alors jamais connue.

J’aurais dû remarquer la joie sauvage éprouvée par mes coéquipiers après chaque but inscrit. Autant de victoires auraient dû finir par les blaser, mais ils continuaient à tout donner.

Ah ! Tous ces « j’aurais dû » me rendent malade. Ils complètent parfaitement l’avertissement de Kaminski. Et ils ont un petit frère : « j’aurais dû » transmettre le message du Polonais à mes coéquipiers…

vendredi 6 août 2010

La résistance en short, chapitre 6 : Entre déroutes et branlées

Une photo de l'équipe (FC Start en noir !).


Ce jour là les adversaires étaient sympas (je ne jouais pas)





Entre le premier et le deuxième match de l’équipe, l’oncle Josef a réussi à embaucher à l’usine tous les joueurs sans emploi. Plusieurs lits de camp furent installés dans le grenier de la réserve, qui devint un dortoir pour ceux qui avaient un problème de logement. J’ai rapidement pris l’habitude de passer les débuts de soirée dans ce dortoir, pour y parler de foot avec Trusevich, Goncharenko, Svyridovskiy et le costaud Putitsin.

La deuxième équipe opposée FC Start était formée de joueurs d’une garnison arrivée de Hongrie. La date du match avait été fixée, en dépit des demandes de l’oncle Josef, deux semaines après notre victoire inaugurale. Korotkykh, le benjamin de l’équipe, avait pourtant prévenu qu’il ne serait pas disponible, tout comme l’attaquant Kuzmenko. Svyridoskiy étant tout juste remis de son entorse à la cheville, le nombre de joueurs manquants s’élevait à trois.

- Shvetsov l’a mauvaise qu’on lui ait collé la fessée la dernière fois, a grincé Klimenko quand il a appris la nouvelle. Il va multiplier les coups-bas de ce type…
- Je peux jouer avec vous, moi, s’il faut ! j’ai répondu, plein d’espoir.
- Nous devrions enregistrer l’arrivée de deux recrues d’ici là, nous a rassuré pour sa part l’oncle Josef. Georgy Timofeyev et Pavel Komarov devraient être là. Avec Thomas, ça fera le compte.

Le 21 juin 1942, j’ai donc fait ma première apparition sous le maillot rapiécé du FC Start. Nous faisions toujours aussi débraillés, mais malgré tout : quelle fierté ! Dans le vestiaire, j’ouvrais grand les yeux et m’inspirais de la gestuelle de chacun, cherchant à « faire » le plus pro possible. Et quand est venu à nouveau le temps de la causerie et des conseils tactiques, je me suis concentré comme jamais pour tout garder en tête, pour respecter les consignes à la lettre.

Tel que je me présente depuis le début du récit, vous imaginez probablement un grand gamin mal mûri qui aurait pu, j’imagine, entrer sur le terrain pétri de trouille, rendu fébrile par ce premier match à enjeu. Je crois que Josef, à la manière dont il m’a parlé avant le début de la partie, appréhendait ce genre de panique. Il m’a répété cent fois de faire de mon mieux, de ne pas m’inquiéter…

Mais le foot, c’était mon truc ! J’adorais ça ! Et ma simplicité m’a peut-être aidé à prendre au premier degré cette formidable chance de jouer avec des cadors sans m’effrayer inutilement. Et si j’ai sans aucun doute éprouvé le souci de mal faire, il était largement compensé par mon enthousiasme et ma fraicheur. Placé en arrière gauche, je composais la charnière avec l’un des nouveaux, Komarov. Sur les côtés, légèrement plus offensifs, Timofeyev et Klimenko complétaient l'assise de l'équipe, en tant que demis gauche et droit, autour du demi centre, qui devait être ce jour là le rassurant Tyutchev. De mémoire :




Trusevich
(gardien)


Komarov et moi
(arrières)


Timofeyev Tyutchev Klimenko
(la ligne de demis)


Putitsin Melnyk
(inters)


Goncharenko Balakin Sukharev
(les trois avants)



Le match s’est très bien déroulé, pour une nouvelle victoire finale, 6 à 2. Dans cette équipe composée avant tout de joueurs offensifs et hors de forme, je me rappelle m’être fait un plaisir de défendre avec tonus et acharnement. Je garde le souvenir de duels aériens opiniâtres avec l’avant-centre adverse et d’un repli défensif en sprint pour finalement tacler un adversaire sur le point de frapper au but. Mais les joueurs du FC Start rendaient les choses tellement faciles que j’ai également pu m’intégrer dans plusieurs mouvements offensifs.

A la fin du match, l’oncle était à deux doigts de chialer quand il est venu me féliciter pour ma performance. Ma sœur Nancy m’a affirmé qu’elle n’avait jamais été aussi fière de moi. Ma foi, sur le coup, j’aurais pu lui faire remarquer que, de mémoire, personne n’avait jamais manifesté jusque là la moindre fierté à mon endroit. Mais je n’y ai pas songé : trop heureux, Tom, d’être utile, de se distinguer un peu ! Pour une fois… Autant dire que j’ai passé tout l’été à harceler l’oncle Josef pour savoir quand se joueraient les matches suivants et quels joueurs de l’équipe étaient dispos et surtout absents.

J’ai appris à connaître mes partenaires au fil des matches et des journées de travail communes à l’usine. Voici le souvenir qu’il m’en reste aujourd’hui, près de 70 ans après…

Il y a ceux qui n’ont pas raté une miette du championnat. C’était le cas du gardien Trusevich, impressionnant d’agilité ; le demi gauche (d’adoption) Klimenko, teigneux et technique ; l’ailier Goncharenko, virevoltant bien qu’il fut le plus âgé de l’équipe ; Melnik l'inter gauche, longiligne, efficace et discret ; et le barraqué Putitsin, habituel inter droit et très apprécié des dames.

Timofeyev, le demi droit capable de centres prodigieux de précision (le joueur de l’équipe dont j’étais le moins proche, sans qu’il n’y ait de raison particulière à cela), et Komarov l'arrière à la détente extraordinaire, auraient joué tous les matches s’ils avaient fait partie de l’équipe dès le départ.

La fatigue et différentes contraintes entrainèrent un roulement parmi les autres : Svyridovskiy, qui jouait très physique, s’est souvent blessé, me cédant alors sa place à l’arrière ; le colosse Tyutchev, un taiseux, excellent demi centre ; Balakin était très adroit face au but, mais il a peu joué attaquant car il pouvait jouer à n’importe quel poste avec réussite ; Korotkykh, polyvalent sur tous les postes de demis et d'inters, jouait aussi bien des deux pieds ; Sukharev, autre ailier, manquait un peu de coffre mais pas d’idée ; le toujours bien placé Kuzmenko, enfin, était le buteur attitré de l’équipe.

J’ai pris finalement part à trois rencontres entre juin et août. J’ai raté le troisième match, gagné 11 à 0 contre l’équipe d’une garnison venue cette fois de Roumanie, ainsi que l’opposition aux soldats responsables du réseau de chemin de fer, gagnée 9 à 1. Ce match a d’ailleurs été marqué par un but surprenant de Kuzmenko : un missile expédié dans le but adverse depuis l’extérieur de la surface de réparation… de la tête. Un but insensé !

Je n’ai pas participé non plus à la victoire 6-0 contre l’équipe nommée « PGS », composée de soldats venus d’Allemagne. En revanche, j’ai été des deux rencontres face au « MSG Wal ». Lors de la première opposition, gagnée 5-1, Kuzmenko a inscrit un nouveau but hors norme : en pleine course et grâce à un mouvement peu évident, une frappe du talon le ballon, en plein dans la lucarne.

Mais c’est le match suivant, toujours contre le MSG Wal, qui remporte la palme du souvenir le plus heureux dans ma caboche. Tout en étant très bien placé dans la hiérarchie des évènements que j’aurais pu gérer avec un peu plus d’à propos.

lundi 2 août 2010

La résistance en short, chapitre 5 : FC Start

Peu de temps après, l’équipe était inscrite au championnat de Shvetsov sous le nom, choisi par les joueurs, de FC Start. Bizarre que je n’ai jamais pensé à demander à Trusevich pourquoi… l’idée de nouveau départ, peut-être ? Et l’anglicisme, une petite pique destinée aux Allemands, infichus de venir à bout de la Grande Bretagne ? Quoi qu’il en soit, le premier match était prévu pour le dimanche 7 juin. J’étais excité à souhait, bien entendu. Moins banal : l’oncle lui-même a laissé transpirer d’inhabituels signes d’impatience durant la semaine précédent la rencontre.

Le nom de notre premier adversaire (permettez que je m’inclue dans l’équipe), c’était « Rukh ». Je ne sais pas non plus pourquoi. Il s’agissait de l’équipe managée par Georgi Shvetsov lui-même. Les gars avaient fière allure avec leur jeu de maillots flambants neufs, à côté desquels notre équipement mal assorti faisait triste. Goncharenko avait réussi à récupérer onze vieux maillots du Dynamo, mais les shorts et les bas étaient dépareillés. Trusevich, par exemple, portait le même pantalon qu’à l’usine, déchiré au niveau des genoux.

L'équipe de ce jour là était la suivante :

Trusevich
(gardien)
Svyiridovski et Balakin
(arrières)
Korotkykh Tyutchev Klimenko
(la ligne de demis)
Putitsin Melnyk
(inters)
Goncharenko Kuzmenko Sukharev
(les trois avants)


Cette tactique "classique" était un peu démodée à l'époque, même en Ukraine. Depuis plusieurs années, le 3-4-3 "WM" était devenu la norme (je n'entre pas trop dans les détails...), mais notre équipe, de bric et de broc, était plus équilibrée avec l'ancien "2-3-5" (j'arrête là pour les considérations techniques).

Sur le bord du terrain, juste avant le début du match, Josef a improvisé un discours que les joueurs ont écouté poliment. Il était question du plaisir de jouer ensemble, de rendre hommage aux clubs dissous, et vous voyez bien, tout un tas de trucs dans ce genre. Ses paroles m’ont fatalement moins marqué que la causerie spontanée que les joueurs ont générée juste après que Josef eut gagné la tribune vide.

- Ce lèche-cul de Shvetsov a programmé le match de son équipe de collabos contre nous parce qu’il est sûr de nous foutre une rouste, et donc de marquer des points dès le premier match, a lancé Klimenko, un petit hargneux.
- A nous de faire en sorte que le réveil soit difficile ! a ajouté Trusevich, sentencieusement.
- Il a récupéré quelques bons joueurs, issus comme nous de l’ancien championnat, a pour sa part fait remarquer Balakin, le seul joueur à peu près bien rasé. Méfiez vous de l’ailier droit…
- Et leur gardien a la peau dure, a murmuré le longiligne Melnik.
- Ils ont l’air en forme, s’est exclamé Putitsin, un mec bien costaud et bien coiffé.
- Ça ! a ajouté Goncharenko. Ils ont pas l’air affamés, eux ! Shvetsov doit les soigner, tu penses…
- On s’en tape, on est meilleur ! s’est indigné Klimenko. Nous, on a une vraie équipe ! Qu’ils s’accoquinent avec les fridolins s’ils veulent, ça ne fait pas d’eux des champions ! Ces types prennent leur bouffe dans nos assiettes ? Parfait ! Notre victoire n’en sera que plus méritoire !
- Et symbolique ! a conclu Trusevich.

Vous garantir la précision des propos, ce serait malhonnête. Et ça vaut pour tous les chapitres ! Je fais travailler ma mémoire à bloc, je vous restitue ce qu’il en sort. Pour ce qui concerne le très nerveux Klimenko, cela dit, je peux vous certifier que ses tirades étaient pleines de points d’exclamation, de colère et de grossièretés.

Même à ce stade là de l’aventure, j’étais loin du compte, concernant l’état d’esprit des mecs : cet échange montrait pourtant nettement le sentiment de revanche qui les animait. « Le plaisir de jouer » et « l’honneur des équipes dissoutes » évoqués par Josef, ils s’en balançaient !

Pour une fois, Josef était à mettre dans le même panier que moi. Il était perché sur son nuage, l’oncle ! A califourchon, bien confortable... Quand tu vois qu’aujourd’hui, tout un tas de gogos attendent deux heures pour obtenir une signature mal chiée par un joueur qui les regarde à peine lors d’une séance de dédicace… tu peux comprendre le trouble qui s’est emparé de l’oncle quand il est devenu du jour au lendemain le manager de son équipe favorite. La volonté farouche de donner une leçon à l’envahisseur et au collabo, manifestée par une bande de 11 jeunes footeux lésés par la guerre, Josef ne l’avait pas mieux capté que moi.

J’ai rejoint Nancy et l’oncle Josef dans les gradins déserts du petit stade où se déroulait le match. La tante Anna, elle, avait quitté l’Ukraine peu de temps après l’arrivée des Allemands : le scientifique pour qui elle travaillait avait rapidement été transféré en Allemagne, et elle l’avait suivi, ne revenant à Kiev que de temps en temps.

Dans cette vieille tribune inconfortable, j’ai pris une belle claque : malheur, quelle équipe ! Pour un amateur comme moi, le match avait des allures de révélation. Les onze joueurs du FC Start pratiquait quasiment un autre sport, par rapport à moi le dimanche matin avec la jeunesse du quartier.
- Tu continues d’affirmer que le football se joue seulement et ne se regarde pas ? m’a demandé malicieusement l’oncle, qui avait lui-même le regard brillant.
- C’est… c’est… j’ai bredouillé, abasourdi.
- Et encore ! Ils sont hors de forme.

Hors de forme, je veux bien ! Mais ils étaient techniquement bien au-dessus de leurs adversaires. J’ai vu ce jour là des gestes et des mouvements que je n’avais jamais imaginés. A la mi-temps, Josef et moi nous sommes précipités sur le bord du terrain. Alors que le score était de 2 à 0 en notre faveur, notre enthousiasme, à l’oncle et à moi, ne semblait pas partagé par les joueurs.
- J’en peux plus ! a soufflé Sukharev, l’un des anciens du Lokomotiv, en saisissant la bouteille d’eau que je lui tendais. Clairement, nous sommes à la ramasse physiquement !
- Et approximatifs par-dessus le marché, a surenchéri Trusevich. Avec nos allers-retours au front et tout ces mois sans jouer, on a eu le temps de perdre les habitudes du jeu. J’ai raté quasiment tous mes dégagements.

De mon côté, j’avais trouvé les buts, tous deux marqués par Sukharev, très jolis. Et, toujours d’après moi, Trusevich avait été tout sauf approximatif. Un peu plus loin, j’entendais d’autres soupirs. La faiblesse quantitative de l’effectif forçait deux ou trois joueurs à évoluer à un poste qui ne leur était pas familier. Klimenko pestait contre son propre manque de repère en tant que demi-gauche, tout comme Svyridovskiy en position d'arrière. J’étais très étonné par leur autocritique collective :
- Vous semblez tous déçus… pourtant, vous menez au score !
- On peut faire largement mieux, a répliqué Klimenko.


- On commence tout juste à bien jouer, a murmuré Melnik pour me rassurer, ce qui n’était pas utile.

La deuxième mi-temps leur a donné raison. Tous les soucis évoqués pendant la pause ont été intelligemment compensés, contournés, résolus. En courant moins, et moins vite, que leurs adversaires, nos joueurs ont finalement administré une belle volée aux protégés de Shvetsov : 7 à 2. Les deux buts de Rukh ayant été marqués en fin de match, quand la fatigue a fini par rattraper notre équipe.

Quelques souvenirs particulier : Kuzmenko, notre avant-centre, mesurait juste 1 mètre 75, soit environ 20 centimètres de moins que le défenseur qui assurait son marquage. Malgré ce désavantage, Kuzmenko a pris un malin plaisir à marquer deux de ses quatre buts de la tête. Sur l’aile droite et à plusieurs reprises, alors qu’il semblait avoir déjà dépassé son adversaire direct, Goncharenko s’est amusé à ajouter un dribble supplémentaire à son mouvement. Les joueurs semblaient prendre autant de plaisir sur le terrain que l’oncle et moi dans la tribune. Nancy, pour qui tout ça ne rimait pas à grand-chose, s’amusait de notre enthousiasme de môme.

Avec l’oncle, nous avons parlé de cette première performance jusqu’au soir. Et pendant le dîner, j’ai fini par formuler la requête qui me taraudait depuis le match :
- Je veux jouer avec eux !

Sûr de me faire sérieusement remballer ! Et pourtant, à mon grand plaisir, Josef a souri :
- Et pourquoi pas… Svyridovskiy s’est plaint d’une petite douleur à la cheville. Kuzmenko et Korotkykh m’ont fait savoir qu’il leur serait difficile d’être présent à tous les matches. Je pensais chercher deux ou trois autres anciens joueurs de club, mais après tout, c’est l’équipe de l’usine…

J’ai pas dû dormir beaucoup cette nuit là. Ni toutes celles qui ont précédé le match suivant…

vendredi 30 juillet 2010

La résistance en short, chapitre 4 : Recrutement !

Pour être honnête, la discussion qui va suivre, je ne m’en souviens pas. Nancy a-t-elle une meilleure mémoire ? Ou a-t-elle spécialement mémorisé cet échange parce qu’elle pressentait qu'il annonçait quelque chose de pas banal ? Peut-être les deux… en tout cas, c’est elle qui m’a rappelé cette conversation au sujet du tournoi nazi. Ainsi que quelques autres les semaines suivantes, qui à l’en croire, devaient se goupiller comme suit.

Peu de temps après l’arrivée de Trusevich (en gros) :
L’oncle : Avez-vous gardé quelque contact avec d’autres joueurs du Dynamo ?
Trusevich : Très peu… à mon retour du front, j’ai croisé Makar... Makar Goncharenko.
L’oncle (tout content de montrer qu'il le connait) : L’ailier ?
Trusevich : Oui, voilà. Il m’a donné des nouvelles de 2 ou 3 coéquipiers…

Puis, plus tard (à peu près) :
L’oncle : J’imagine que vous seriez ravi de rejouer, Nicolaï, non ? Vous, vos partenaires, n’importe quel joueur… ça doit vous démanger.
Trusevich : Passé le moment où c’est la faim et le froid qui m’ont titillé, c’est sûr que l’idée de retrouver les autres sur un terrain me trotte un peu dans la tête. Mais tant que le championnat ne reprendra pas…

Pour en arriver à cette scène, dont je garde, pour le coup, un souvenir très net. C’était à table, encore, le soir d’un jour de visite du Major Rechner à l’usine.
- Je vous avais parlé, je crois, de ce championnat un peu fantoche que les soldats du Reich ont organisé pour se désennuyer ? a demandé l’oncle, plus souriant que jamais, presque excité.
- Oui, tout à fait.
- Aujourd’hui, nous en avons parlé de nouveau, avec Rechner, a annoncé l’oncle. Shvetsov, le responsable du tournoi, cherche désespérément une ou deux équipes de plus pour l’étoffer un peu. Je suis dans les petits papiers de Rechner : j’ai réussi à le convaincre que nous pourrions monter une équipe, ici, à la boulangerie, qui ferait l’affaire.

Trusevich a semblé surpris.
- Je ne crois pas avoir remarqué d’ouvrier intéressé par le foot ou même par le sport ? il a objecté. A part Thomas. Et vous, monsieur Kordik, naturellement.
- C’est pourquoi je pensais renforcer notre « équipe », pour le moment un peu juste, comme vous l’avez remarqué, avec d’autres anciens du Dynamo.
- D’autres anciens ? s’est exclamé Trusevich. Mais… nous sommes tous dispersés… certains sont probablement morts…
- Ce n’est pas le cas de Goncharenko, d’après vous, a répondu l’oncle en souriant. Et ce n’est pas non plus le cas de Kuzmenko et Svyridovskiy, dont j’ai retrouvé la trace... si eux-mêmes ont gardé contact avec deux autres joueurs, et ainsi de suite… nous pourrions arriver à onze, qu’en dites-vous ?

Trusevich n’en a pas dit grand-chose sur le coup, mais on sentait que l’idée de l’oncle le gonflait à bloc. Le dimanche suivant, il me demandait de l’accompagner rue Kreschatick, chez la belle-mère de Makar Goncharenko, où ce dernier habitait depuis son retour du front. Goncharenko ressemblait beaucoup à Trusevich à l’époque où celui-ci frappait régulièrement à la porte de l’usine. Un instant, je me suis même demandé s’il ne faisait pas fait partie des vagabonds que j’avais rembarrés dans les mois précédents. Rapidement, Trusevich lui fit part du projet de l’oncle Josef.

- C’est quand tu veux, Nicolaï, il a soupiré. Mon emploi du temps est aussi vide que mon porte-monnaie. Je serai ravi de foutre une rouste aux nazillons : avec tout ce qu’ils m’ont pris, sûr que je courrai bien plus vite qu’eux !
- J’ai les coordonnées de Kuzmenko et Svyridovskiy : je m’occupe du premier, il n’habite pas loin de l’usine…pourrais-tu contacter Svyridoskiy ? Il est à l’autre bout de la ville et je suis pris toute la semaine. Dis leur bien que mon patron offre le repas chaque veille de match…
- Par les temps qui courent, c’est un argument choc, a admi Goncharenko en soupirant de plus belle.

L’après-midi même, nous répétions la démarche auprès de Svyridovskiy, qui habitait avec une demi-douzaine d’autres types dans un appartement délabré. Svyridovskiy n’avait aucun travail fixe : il donnait un coup de main sur la ferme de son cousin une fois de temps en temps, au nord de Kiev. Il s’est révélé également intéressé, et tout aussi disponible que Goncharenko pour lancer des recherches. Et, de la même manière, il a lâché une phrase du type : « si on peut leur faire regretter de nous avoir foutus à la rue, ces cochons… »

Toute notion géopolitique survolant ma petite tête de plusieurs longueurs à l’époque, je n’ai pas saisi pas la dimension patriotique de la reformation clandestine du Dynamo Kiev. L’envahissement d’un pays par un autre, tel quel, m’aurait probablement semblé assez facile à appréhender. Mais le fait que ce soit mon pays d’origine qui envahissait mon pays d’adoption faussait tout. J’ai eu du mal à interpréter la colère et le défi dans les regards de ces pauvres bougres quand, peu de temps après, une première réunion s’est tenue à l’usine.

Dix anciens footballeurs nous ont rejoints un soir après le travail, l’oncle Josef, Trusevich et moi. Leur dégaine, misère ! Des guenilleux, tous. Goncharenko n’avait pas eu tort en affirmant qu’un repas offert avant chaque match était un argument fort pour rallier l’équipe : une bonne moitié des joueurs semblait sous-alimentée.

Trusevich a fait les présentations. Outre Goncharenko, Svyridovskiy et Kuzmenko, quatre anciens du Dynamo ont répondu présent : Korotkykh, Klimenko, Tyutchev et Putitsin. La guerre avait dispersé les autres membres encore vivants de l’effectif du club. Spontanément, ces 8 joueurs du Dynamo avaient eu l’idée de compléter l’équipe avec des joueurs du Lokomotiv Kiev, autre club de la ville : Balakin, Sukharev et Melnyk ont répondu à l’appel.

Josef fit un peu la gueule en découvrant que son équipe serait composée en partie de joueurs issus du Lokomotiv, le grand rival Dynamo. De mon côté, j’étais un peu déçu en constatant que les « pros » étaient suffisamment nombreux pour former une équipe sans moi. Mais l’excitation a pris le dessus très rapidement sur tout le reste : les onze joueurs étaient d’accord pour être inscrits au championnat des armées allemandes.

L’oncle a sans doute battu son record de sourire en affichant une inhabituelle mine réjouie quasiment tout au long de la réunion. Quant à moi, qui ne voyais jusqu’à ce jour aucun intérêt à aller au stade « juste pour regarder », j’étais très curieux et impatient de voir évoluer une équipe de « vrais » footballeurs.