vendredi 20 août 2010

La résistance en short, chapitre 10 : Match physique et sans issue

L'avant match ! (je suis le numéro 4 blanc, celui qui n'a pas l'air rassuré...)




Arrivés sur le terrain, nous nous sommes fait broyer les phalanges par les onze joueurs de Flakelf. Cela dit, il y en avait deux ou trois dans notre équipe capables de briser une buche à la force des doigts, qui n’ont pas du laisser leur poigne au vestiaire. Début de l’opposition…

Dans la tribune officielle se trouvaient, outre l’état-major de Walter Model et les officiers nazis responsables de la ville de Kiev (dont Rechner), tous ceux qui avaient un tant soit peu de sympathie pour le troisième Reich : leur place avait été réservée et offerte. Quand Shvetsov a présenté au public l’équipe de Flakelf, tous se sont levés pour rendre leur salut aux onze joueurs allemands.

Tout autour du terrain, contre la main-courante et dans les tribunes secondaires, se massaient tous ceux qui soutenaient le FC Start et qui avaient, à nouveau, payé leur place. Quand le FC Start a été annoncé, aucun d’entre nous n’a salué. Je n’ai pas osé regarder la tribune officielle, où de toute évidence, Model et ses officiers s’offusquaient de ce premier signe de défi. Heureusement, « nos » supporters déclenchèrent un vacarme assourdissant, nous isolant provisoirement de l’hostilité nazie.

Evitant le regard de l’arbitre et toujours sans me tourner vers la tribune officielle, je suis allé me placer en défense à côté de Tyutchev qui reculait d’une ligne, passant de la récupération à la charnière. Une nouvelle fois, nous jouions sans véritable défenseur (à moins de me considérer comme un « vrai » défenseur), mais j’étais content d’avoir le colosse muet à mes côtés.


Trusevich

Tyutchev et moi

Timofeyev Putitsin Klimenko

Korotkykh Melnyk

Goncharenko Kuzmenko Sukharev


Le match est parti sur le même mode que le précédent : très violent. Tyutchev, Putitsin et moi, on a rendu un maximum de coups au début, mais on a vite constaté que nos ripostes étaient bien plus sévèrement sanctionnées que les agressions adverses. A un moment, l’attaquant d'en face m’a quasiment arraché le maillot sans que l’arbitre ne réagisse…

Mais celui qui a encaissé le plus de coups, c’est Trusevich, notre gardien. A chaque coup de pied arrêté accordé au Flakelf, coups francs et corners (et il y en a eu des brouettes), il devait éviter les coudes et les genoux pour tenter de se saisir du ballon. Il a fini par se faire ouvrir la lèvre sur une charge particulièrement agressive. Deux minutes après, encore un peu sonné, il était battu par une frappe lointaine signée de l’une des « recrues » du Flakelf. Bronca impressionnante autour du terrain... et bien sûr, tout le monde debout en tribune officielle…
- Et alors ? a grondé Klimenko dans le tumulte, le regard noir. On s’en fiche. On va égaliser…

Mais le temps filait et nous avions un mal fou à créer de véritables occasions. Pour répondre au défi adverse et ne pas prendre un but de plus, nos joueurs offensifs jouaient très bas, compromettant nos quelques bons ballons de contre-attaque. Timofeyev, Tyutchev, Klimenko et moi-même avons livré, compte tenu du contexte, une très belle performance, défendant en laissant très peu d’occasions à l’arbitre de nous sanctionner. Nos belles combinaisons en défense donnaient à notre public l’occasion de se réjouir un peu. Pour le reste, l’ambiance était retombée progressivement au long de cette mi-temps sans occasion…

Peu de temps avant la pause, cependant, Korotkykh et Putitsin ont réussi à enclencher un superbe une-deux. Evitant un tacle kamikaze, Putitsin a glissé la balle entre deux adversaires pour Sukharev qui s’est lancé dans une accélération dont il avait le secret. La chevauchée s’est terminée par une obstruction d’un défenseur adverse. La faute était trop énorme, trop évidente pour que l’arbitre ne la siffle pas. Au bord du terrain, tout le monde s’est alors réveillé et les cris d’encouragement ont repris.

Ce bon coup-franc, Kuzmenko l’a envoyé droit dans la lucarne gauche du but adverse. Mais l’hystérie de nos supporters s’est vite convertie en huées agressives : de manière incompréhensible, l’arbitre a donné le coup franc à retirer, annulant le but. Kuzmenko, magnifique, a remis le couvert, atteignant cette fois-ci la lucarne droite ! Le délire autour du terrain était énorme, à la hauteur du formidable pied-de-nez que Kuzmenko adressait à l’arbitre qui n’a pas eu le cran d’annuler cette nouvelle tentative.

Ce but nous a regonflés à bloc ! Personnellement, il a même réussi à me faire oublier quelques instants le contexte détestable de la rencontre. Et ce n’était pas fini : dans un dernier élan offensif, Putitsin a tenté de trouver Goncharenko sur un long ballon. Bonne pioche ! Goncharenko a contrôlé le ballon de la poitrine avant de se lancer dans un course étourdissante au cœur de la défense adverse et de tirer. Sa frappe très lourde n’a laissé aucune chance au gardien allemand, qui encaissait pour le coup son deuxième but en… deux occasions.

L’arbitre a semblé réfléchir un instant, cherchant probablement une bonne raison de ne pas valider le but, mais la limpidité de l’action et les rugissements du public ont eu raison de ses hésitations : à la pause, nous menions 2 buts à 1. Sur le chemin du vestiaire, la foule nous a gratifiés d’une ovation extraordinairement chaleureuse, du genre à vous pousser aux larmes : des milliers de personnes que nous ne connaissions pas nous encourageaient, nous félicitaient, nous portaient en triomphe. Putitsin le flambeur a attrapé au vol une fleur envoyée par une de ses supportrices et Timofeyev a été le dernier rentré car il se faisait un devoir de serrer toutes les mains tendues.

Malheureusement, nous n’avons pas vraiment pu savourer cet avantage : avant même que nous ayons pu fermer la porte du vestiaire, un visiteur fit son apparition. C’était Shvetsov. Les seules fois où je l’avais vu auparavant, il arborait soit le visage fourbe du type fielleux qui vient de réussir un sale coup, soit la gueule du mec qui vient de se ramasser un 7-2 par une équipe d’affamés.

Cette fois, il avait l’air mal, le pauvre vieux. Il transpirait au moins autant que nous !
- Les gars, il a annoncé, vous êtes très forts. Vous tapez les meilleurs soldats que le Führer ait pu trouver, et ce malgré un arbitrage corrompu… Je ne vois pas quel fou pourrait affirmer que vous n’êtes pas les meilleurs. Mais maintenant, faut tout arrêter… Sinon, ils tireront dans le tas ! Je suis en tribune juste derrière Model, je sais ce que j’avance.
- Et bien, a lancé Trusevich, ce n’est pas ce que tu voulais ? Depuis le début, tu contribues du mieux que tu peux au torpillage de notre équipe ! Au moment où ça aboutit, de quoi as-tu peur ? - Il a peur pour sa gueule, a craché Putitsin en broyant sa fleur. Le Generaloberst a dû menacer de le mettre dans le même sac que nous, c’est ça ? Après tout, qui sait si, en tant qu’organisateur du tournoi, tu n’es pas mouillé jusqu’au cou dans cette équipe d’Untermensch rebelles ?

Œillade paniquée de Shvetsov. Putitsin, avec sa silhouette de mannequin, pouvait donner l’image d’un type un peu superficiel. Pourtant, tout ce qu’il disait était juste. Cette fois, encore…
- Savourez cette nouvelle victoire sur moi, les gars, a répondu Shvetsov. C'est vrai, vous avez peut-être ma vie entre les mains. Vous avez aussi la votre. Une défaite… une toute petite défaite ne vous ferait pas perdre la tête du championnat. Et elle vous donnerait un peu de temps pour réfléchir à l’énormité et la gravité de votre action.

Shvetsov s’est tiré sans se retourner. Encore une fois, nous n’avons pas eu le temps de dire un mot : la porte s’est réouverte sur le Generaloberst Walter Model en personne, responsable de toute une partie du front de l’est pour les Allemands. Il était revenu des combats exprès pour le match, et il est entré dans notre vestiaire avec deux soldats armés de mitraillettes –j’ai repensé très fort à ce qu’avait dit Trusevich avant le match.

Comme l’arbitre, Model parlait un Ukrainien irréprochable. Dans ma mémoire, il était le « nazi-type », tel qu’on en voit dans tous les films historiques retraçant l’histoire de la seconde guerre mondiale : calme, poli, distingué mais terriblement froid, machiavélique. Il a dit :
- Félicitations, c’était une… disons une belle première mi-temps. Vous faites preuve de beaucoup de talent et de courage, ce n’est pas un hasard si vous menez au score. Malheureusement : vous allez perdre.
- Ce n’est pas parti pour, marmonna Trusevich.
- Ecoutez-moi, monsieur Trusevich, a doucement répondu Model. Ecoutez, et surtout : réfléchissez ! Je vous invite à penser aux conséquences de vos actes… A l’ampleur de votre provocation, et à l’entité à qui vous la lancez. Pour vous, une victoire serait sans issue.

Il s’est retourné, puis s’est tiré à son tour.
- Pas question que je prenne le risque de me faire péter une jambe par l’une de ces onze brutes pour le plaisir de me faire mitrailler après, a gémit Korotkykh, qui semblait plus jeune que jamais.
- Ils ne feront rien, a répliqué Klimenko, tout de même moins bravache qu’avant le match. Aucune vraie menace là-dedans … Il peut rien nous reprocher, il veut nous effrayer.
- Et « sans issue », ça t’évoque quoi ? s’est emporté Korotkyth, fébrile.
- Et tu oublies l’avertissement de Shvetsov ? a rajouté Melnyk, murmurant comme toujours.
- Pareil ! a répliqué vivement Goncharenko. Un autre moyen indirect de nous faire flipper ! Comme ils ont fait avec Balakin.

Pendant que le ton montait, je me disais que ce que nous avaient dit Balakin, puis le joueur de Rukh, puis Shvetsov et pour finir Walter, tout ça recoupait parfaitement l’avertissement de Kaminski. Et cette mise en garde là, confidentielle, ne pouvait pas faire partie d’un plan d’intimidation…
- Restons calmes, est intervenu Trusevich au moment où deux autres, probablement Klimenko et Korotkykh, se sont levés, manifestement prêts à en venir aux mains. Asseyez-vous ! Silence !

A ce moment là, la porte s’est à nouveau ouverte. Sur Komarov.

lundi 16 août 2010

La résistance en short, chapitre 9 : Le match que tout le monde ne veut pas vraiment jouer

L'affiche du match



Le lendemain, soit la veille du match, Balakin est venu nous voir à l’usine pendant la pause de midi. Balakin était celui qui avait le mieux tiré son épingle du jeu depuis le début de l’occupation : il avait dégotté un poste relativement important dans le secteur des télécommunications, qui était au moins aussi important pour les Allemands que l’alimentation ou le carburant. Balakin n’avait pas de bonne nouvelle :
- Le SS qui dirige mon service craint qu’il n’y ait des représailles contre nous si nous gagnons à nouveau. Et comme je n’ai pas de suppléant au travail, il veut être bien sûr qu’il ne m’arrive rien. Du coup, il m’a interdit de jouer avec vous demain. Je voulais vous prévenir de mon absence, mais aussi vous mettre en garde au sujet de ces « représailles »… j’ai déjà averti les autres.

Les quatre joueurs présents lors de la discussion de la veille se sont regardés, mais n’ont rien dit. Quand Balakin est reparti, c’est Klimenko qui a parlé :
- C’est des conneries ! Les SS veulent nous saper le moral, nous faire peur pour qu’on déclare forfait ou pire : qu’on les laisse gagner. Balakin est tombé dans le panneau et il venu nous répéter toutes ces foutaises. On jouera quand même !

Tout le monde a applaudi, mais j’ai bien senti que certains gambergeaient. Le soir même, un des enfants de Komarov est venu nous avertir que son père, qui travaillait sur un chantier, avait reçu une charge sur le pied et qu’il ne pourrait pas jouer le lendemain en remplacement de Balakin. Nouveau flottement… Certains laissèrent entendre à demi-mot que Komarov simulait, ou bien qu’il s’était auto-mutilé pour ne pas jouer.
- Je peux pas le croire, a lâché Trusevich, sûr de lui. Pavel n’est pas une poule mouillée.
- N’empêche, a grondé Klimenko, menaçant : le prochain qui fait mine de trébucher aura à faire à moi !

Il n’y a pas eu de nouvelle défection, mais l’entorse de Svyirdovskiy n’était pas passée. A la fin de la journée, alors que je m’apprêtais à rentrer à la maison avec Nancy et l’oncle Josef, Klimenko et Goncharenko sont venus me trouver :
- Hé, Thom' ! La cheville de Svyiridoskiy ne va pas mieux. Avec Balakin et Komarov en moins, il nous manque un arrière…
- Comment ? s’est indigné l’oncle, dans son nouveau mode, « excité et alarmé ». Vous ne manquez pas de souffle ! Vous savez ce que je pense de ce match, et vous venez demander à mon neveu d’y participer ?
- Allons, chef, a tenté Goncharenko, Thomas a déjà participé au tournoi, Shvetsov le sait. Un match de plus ne changera rien…
- Sauf si ce match de plus se joue sous les yeux du Generaloberst Walter Model et de son état major ! a riposté Josef.
- On y a pensé, a affirmé Klimenko : Thomas a la même carrure que Komarov, et avec une bonne paire de ciseaux, il aura la même tignasse. On lui donnera le maillot de Komarov, on l’appellera Komarov… pour n’importe qui dans le stade, ce sera Komarov.
- Il ne vous est pas venu à l’esprit que Komarov n’ait précisément pas envie qu'on le croit sur le terrain ? a lancé Josef.
- Komarov n’a pas dit qu’il ne voulait pas jouer : il a dit qu’il ne pouvait pas. Nous pensons qu’il serait ravi d’être représenté, a simplement répondu Goncharenko.
- Et sinon, c’est un lâche, a marmonné Klimenko.
- Dites, chef, a finalement lancé Goncharenko : Thomas est assez grand pour prendre sa décision tout seul, non ?

En un sens, les joueurs abusaient de la situation. J’étais très clairement dépassé par les évènements, et je l’aurais été même sans l’histoire de Kaminski. Les joueurs tentaient de contourner les arguments rationnels de l’oncle en passant par moi, simple et paumé. J’étais mal. Très mal ! Absolument pas convaincu de ce que je disais, la mort dans l’âme, j’ai néanmoins déclaré :
- Je ne pense pas que ce soit risqué. Je vais jouer avec vous.

Le pire, c’est que ma confiance de façade a semblé rassurer un peu Josef. Lui qui, habituellement, me consultait si peu pour prendre les décisions me concernant, s’en remettait à mon sentiment…

C’est ainsi que je me suis retrouvé dans le vestiaire du Stade du Zenit, les cheveux coupés, plus fébrile que jamais. En allant au stade, nous avions vu tout un tas d’affiches annonçant le match, et le stade était anormalement garni de soldat.
- Logique, a affirmé Klimenko. Dès qu’il y a des officiels, il y a des soldats. Rien à voir avec nous.

N’empêche : l’ambiance était plutôt tendue dans le vestiaire. Peu de temps avant le match, un officier SS est venu se présenter, très laconique et dans un Ukrainien parfait.
- Je serai votre arbitre, il a dit. Veillez à suivre les règles. Merci de respecter le salut Nazi avant le match. A tout à l’heure.

A peine était-il parti qu’un autre type est entré. Un type de Rukh, l’équipe de Shvetsov.
- Les gars, vous êtes des fortiches, mais pour ce coup là, je vous suggère d’y aller mollo : de ce que je sais, une nouvelle victoire ferait jaser… hum… et même sans doute plus que jaser.

Quand le gars s’en est allé, un silence bien épais s’est installé.
- Et donc, qu’est-ce qu’on fait ? a finalement demandé le jeune Korotkykh, pas à l’aise. On joue ?
- A ton avis ? a rétorqué Klimenko.
- Hé, ça sent pas bon, a lancé Kuzmenko. On a foutu un bon nombre de branlées aux fridolins : faut peut-être savoir s’arrêter.
- Je suis d’accord, a confirmé Sukharev. Tout ça ne me dit rien qui vaille.
- On est la pour jouer au foot, a déclaré Goncharenko. On n’a rien à se reprocher.
- C’est eux qui nous reprocheront des trucs ! a lancé Kuzmenko.
- Et déjà, cette histoire de salut, qu’est-ce que ça veut dire ? a demandé Korotkykh.
- Je saluerai pas ! a soudainement beuglé Klimenko, faisant sursauter deux-trois de ses coéquipiers au passage. Ce geste, c’est celui des soldats qui ont exterminé ma famille à Babi Yar[1] !

Klimenko était l’un des plus jeunes de l’équipe avec Korotkykh, mais je me rappelle clairement qu’à cet instant, ses traits déformés étaient ceux d’un homme mûr, presque vieux. La référence au massacre de Babi Yar a dissuadé tous les autres de contester, mais elle n’a pas suffi à évacuer toute les appréhensions.
- L’arbitre parle très bien Ukrainien, et il a été clair, a déclaré Trusevich. Ils veulent qu’on respecte leur salut, pas qu’on le lance.
- C’est vrai, ça ! a surenchéri Goncharenko, visiblement soulagé par cette interprétation. On le respectera sans le lancer.
- Donc on ne salut pas, et puis on joue, a lâché Klimenko.

Avant d’ajouter, devant le scepticisme ambiant :
- Allez, les gars ! On savait tous que ça finirait par arriver… la pression, la triche… tout ça c’est pour nous impressionner. Qu’est-ce qu’on risque ? Une branlée ? On s’en tape : on gagné 11 à 0 contre une de leurs équipes !
- Il a raison, a conclu Trusevich en se levant. C’est du foot… que je sache, ils ne sont pas venus nous menacer avec des mitraillettes ? Réglons ça sur le terrain.
Et nous avons quitté le vestiaire silencieusement, avec la frousse aux trousses.

[1] Les 29 et 30 septembre 1941, plus de 30 000 juifs sont exterminés dans le ravin de Babi Yar, à l’époque hors de la ville de Kiev, au motif qu’un juif avait été pris à saper les efforts allemands pour maîtriser l’incendie du 24 septembre (lui-même dû à une vague d’attentat). Il s’agit bien sûr d’un prétexte pour s’en prendre au juifs, qui se rendent sur place « en toute confiance » (autant qu’on peut l’être dans ces cas-là), persuadés d’être « simplement » envoyés en camps (Babi Yar était proche de la gare de marchandises de Lukianivka).

vendredi 13 août 2010

La résistance en short, chapitre 8 : Le match que tout le monde veut jouer

Photo un peu dégueu' d'une équipe qui ne l'était pas moins : le Flakelf


Ayant pris le parti de garder pour moi l’avertissement de Kaminski, j’ai fait semblant d’être surpris quand l’oncle a annoncé que notre prochaine adversaire serait l’équipe de Flakelf, composée de joueurs de la Luftwaffe. Je n’étais pas un bon simulateur : l’oncle a bien vu une expression un peu tendue sur mon visage, mais il l’a sans doute mis sur le compte d’une autre contrariété : les anciens du Dynamo et du Lokomotiv étaient de nouveau suffisamment nombreux, et n’avaient donc pas besoin de mon renfort pour cette rencontre.

Pour la première fois depuis le début de l'aventure, ils étaient même tous partants : il a fallu faire un choix parmi les treize joueurs, tous postulants, car les remplacements n’existaient pas à l’époque. Ceux qui avaient joué tous les matches affirmaient que leur assiduité leur donnait le droit de jouer à nouveau. Les autres trouvaient naturellement plus logique de permettre à ceux qui avaient le moins participé de gagner un peu de temps de jeu. J’étais plutôt d’accord avec les seconds, mais on ne m’a pas demandé mon avis, pas plus qu’à Josef qui était pourtant le manager de l’équipe : premier signe d’émancipation des joueurs…

Au bout d’un très long moment, Komarov et Balakin ont accepté de se désister. Grosse colère de Trusevich :
- Sans Komarov et Balakin, et sans Thomas, qui reste-t-il en arrières ? il a rouscaillé. Juste Svyridovskiy ! Et ce n’est pas son poste de prédilection. Les charnières bricolées, merci bien ! On a vu ce que ça donnait… je n’ai pas vocation à rattraper les boulettes des autres.

Nouvelle discussion. Goncharenko et Klimenko, les deux joueurs les plus en forme, proposèrent de quitter l’équipe pour le plaisir d’entendre qu’ils étaient indispensables. Une éternité plus tard, Tyutchev leva la main silencieusement pour nous signifier qu’il acceptait de renoncer au match. Komarov fut l’autre déçu après un tirage au sort pour savoir qui de lui ou Balakin jouerait.

Je n’étais pas très serein. Pas à cause de ma discussion avec Kaminski : cette laborieuse séance de sélection avait totalement fini de la faire sortir de ma tête. Non, mon inquiétude était liée aux deux joueurs sacrifiés. Il me semblait plus intelligent de garder Komarov par rapport à Balakin : ils avaient le même niveau, mais le second avait tendance à fatiguer plus vite en deuxième mi-temps. Et puis, tout bien réfléchi, j’étais convaincu que le muet Tyutchev était un cadre tout aussi indispensable que Goncharenko ou Klimenko, sans véritable remplaçant… J’aurais plutôt écarté l'un des trois inters : il ne faut que deux joueurs à ce poste, et Korotkykh, Putisin ou Melnyk, étaient interchangeables. Mais bon…

L’absence de Tyutchev s’est avérée d’autant plus préjudiciable que les joueurs de Flakelf jouaient dans un registre résolument physique, à la limite de la violence. Putitsin, costaud aussi mais moins habitué à encaisser, a compensé du mieux possible. En défense, Svyridovskiy a rendu coup pour coup, si bien que son engagement lui a coûté une nouvelle entorse à la cheville. Ce qui n’a pas empêché une nouvelle victoire par 5 à 1, avec une très belle perf de nos joueurs d’ailes : Klimenko (qui s’est amusé à multiplier les petits ponts, 7 tout au long du match) et Sukharev côté gauche, Timofeyev (trois fois passeur décisif) et Goncharenko côté droit.

En définitive, à part la brutalité adverse, rien n’avait distingué ce match des autres…

Le lendemain soir, avant de passer me chercher à l’atelier pour rentrer à la maison, l’oncle est allé rendre une petite visite aux locataires du grenier de la réserve. Il ne m’a pas empêché de le suivre, mais à son regard j’ai compris qu’il y avait un schbigntz quelque part. Putitsin somnolait sur son lit de camp. Egalement sur son lit, Svyridovskiy se massait la cheville. Goncharenko fumait une cigarette et Trusevich lisait le journal à la lueur de l’unique fenêtre :
- Ils sont gonflés, nous a-t-il interpelés en tapotant le journal. Pas un mot sur notre victoire d'hier ! Pourtant, il y a deux semaines, la victoire de Flakelf contre Rukh était signalée à la Une !
- Shvetsov est passé me voir en personne pour me donner les infos du prochain match, a déclaré l’oncle qui n’avait manifestement pas écouté.

C’était la première fois qu’il quittait son air enthousiaste, exalté, pour évoquer le FC Start. Ça m’a fait tout drôle : je m’étais habitué à leur voir son nouveau jour. Là, on aurait dit qu’il débarquait tout droit de la période précédant l’arrivée de Trusevich à l’usine : tronche fermée, phrases courtes, tout ça.
- Ah ! Quand jouons-nous ? a demandé Svyridovskiy.
- Après demain. Contre Flakelf, encore. Au stade du Zenit.
- Génial ! s’est exclamé Goncharenko. Le plus grand stade de la ville !
- Ce n’est pas "génial", a répliqué Josef. Il y aura tout un tas d’huiles nazies. Je n’aime pas trop ça.
- Et pourquoi ça ? j'ai demandé.
- Ces deux matches très proches, déjà… Ça cache quelque chose. Comme s’ils voulaient éviter que vous ne récupériez correctement...
- On a déjà fait pire, a marmonné Goncharenko. Et puis, les types du Flakelf auront le même temps de récupération, non ?
- Justement : non ! Leur équipe sera en partie renforcée par d’anciens véritables joueurs de foot allemands venus d’Allemagne en avion d’ici là.
- Allons, a répondu Trusevich, rassurant : on leur a collé 5-1. Avec quelques joueurs frais et meilleurs de leur côté, ça fera 4-2, voilà tout.
- Réfléchissez ! En temps de guerre, qui a le bras assez long pour affréter un avion spécialement pour quatre joueurs de foot et en si peu de temps ? Les ordres viennent de Berlin. Peut-être d’Hitler lui-même… Ça ne sent pas bon ! Je commence à croire que nous dérangeons sérieusement.

Je découvrais un nouveau Josef : excité, mais pas du tout enthousiaste. Et plutôt alarmé... Svyridovskiy ne s’en est pas inquiété :
- Et oui : ce bon Führer n’aime pas voir de beaux aryens se faire corriger par des « Untermensh[1] » ! s’est-il esclaffé. Mais, chef, c’est évident que ça les titille. Et c’est précisément pour ça qu’on accepte de dépenser le peu d’énergie qu’il nous reste sur un terrain de foot !

L’oncle s’est tu un moment. Manifestement, il commençait juste à comprendre (comme moi) que les motivations de ses joueurs ne reposaient pas uniquement sur la nostalgie de l’époque du Dynamo. J’ai pigé direct qu’on ne risquait pas de le revoir arborer sa mine « bourrue-réjouie » avant longtemps.
- Vous êtes fous, a-t-il finalement lâché, plus froid que jamais. Vous savez où ça vous mènera ?
- On finira par perdre, a murmuré Putitsin qui n’avait encore rien dit. Ils trafiqueront le calendrier, les équipes adverses, le terrain, tout ce qu’ils pourront, jusqu’à ce qu’on perde.
- Et si ça n’arrive pas ? a demandé l’oncle. Si la triche ne suffit pas, ils vous materont au fusil !
- Bien sûr que non ! a ronchonné Goncharenko. Ils veulent gagner sur le terrain, là où on les a battus. Nous envoyer au fusil sans motif, ce serait admettre leur infériorité.
- Des motifs fictifs pour fusiller les gens, par les temps qui courent, c’est facile à trouver ! a dit l'oncle. Un soupçon de résistance, et c'est réglé.
- On passe nos journées ici sous les yeux de Rechner et notre temps libre sous ceux de Shvetsov, a expliqué Goncharenko. Tout le monde sait que même si nous le voulions, nous ne pourrions rien tenter contre l'occupant. Putitsin a raison : tout ça terminera par une défaite sur le terrain. Peut-être bien qu’ils vous forceront à nous renvoyer de l’usine pour nous affamer à nouveau et accélérer notre chute. Ils auront des idées... on perdra un jour ou l’autre. Et alors, enfin satisfait, Shvetsov nous radiera du championnat. On se retrouvera au même stade qu’avant, sans boulot, sans rien à manger, mais avec la fierté d’avoir cloué le bec nazillon pendant un moment.

Josef semblait perdu. Au bout d’un moment et contre toute attente, il m’a demandé mon avis. Je n’étais pas fiérot : je retrouvais dans les inquiétudes de l’oncle tout ce que Kaminski m’avait dit : l’intervention probable d’Hitler, l’intention de « mater » l’équipe, et la possibilité d’en arriver à une solution radicale. Ressortir à ce moment là l’avertissement du Polonais aurait peut-être suffit à convaincre tout le monde de s’arrêter là. Mais Goncharenko m’avait rassuré, et il semblait sûr de lui.

Et puis j’étais comme un môme fautif et cachotier : je n’avais rien dit de la mise en garde de Kaminski sur le coup, et il me semblait inconcevable d’y revenir 24 heures plus tard, vu la gravité de l’enjeu. J’ai décidé d’aller jusqu’au bout de mon idée :
- Je ne crois pas que ça terminera mal, oncle Josef. Ce n’est que du foot. Hitler a bien d’autres choses à gérer, non ? Je pense comme les gars : ils nous mettront des bâtons dans les roues, ils tricheront, et ils finiront peut-être par gagner de manière injuste… ça s’arrêta là.

Josef a haussé les épaules, l’air pas convaincu, mais il est reparti sans rien ajouter.

[1] Qualificatif notamment donné par Himmler aux prisonniers de l’armée rouge capturés en 1941 et affamés jusqu’à la mort pendant leur captivité.

lundi 9 août 2010

La résistance en short, chapitre 7 : Réussir un match mais mal gérer le reste

Pour commencer, nous avions enfin récupéré un équipement potable grâce à un des anciens responsables du Dynamo qui, apprenant que l’équipe s’était en partie reformée, nous avait fourni des tenues dignes de ce nom. Et puis le petit stade était totalement plein ! Le public avait répondu présent. Mais nous y reviendrons…

Côté jeu, les joueurs du MSG Wal ont été plus coriaces que lors du premier match, et bien meilleurs que toutes les autres équipes qu’on avait rencontrées jusque là. Après six matches aisément remportés, nous étions peut-être trop sûrs de nous… Là, pardon ! Les adversaires nous ont bien bougés ! Et puis, il faut le dire : ce match était le troisième en cinq jours ! Un rythme très élevé pour nous autres, usés par le travail à l’usine.

Pourtant et pour ne pas changer, Kuzmenko a marqué en premier, sur une belle passe de Goncharenko. Mais les autres, en face, n’ont rien lâché : ils ont envoyé du bois juste après la mi-temps pour renverser la vapeur et nous flanquer deux buts superbes.

A 1-2, on s’est regardés, un peu surpris, avec les autres : nous n’avions jamais été menés jusque là ! On s’est alors donné au maximum pour accrocher au moins l’égalité, qui provoquait alors le tirage au sort du vainqueur. Mais les salauds, en face, ne reculaient pas d’un centimètre !

A dix minutes de la fin du match, un peu désespéré, j’ai fini par abandonner mon poste d’arrière pour aller soutenir les avants. Kuzmenko dans l’axe et Sukharev à gauche, à bout, ne touchaient quasiment plus le ballon. Goncharenko, lui, continuait à mettre le chantier sur notre aile droite, mais sans efficacité.

C’est finalement Klimenko, le petit demi gauche teigneux, qui a trouvé l’ouverture : en deux dribbles, il s’est trouvé en bonne position, mais sa frappe a heurté le poteau. Kuzmenko, bien placé, a réussi à récupérer la balle et à la passer, en aveugle, vers le point de pénalty. Sukharev était trop court, moi pas ! J’ai envoyé une grosse mine qui a laissé le gardien sur le cul.


A 2-2, ça respirait mieux dans les rangs du FC Start. Moi, déjà bien content d’avoir marqué, je suis retourné à ma place, en défense. Mais mes coéquipiers ne m’ont pas laissé le temps de savourer : finalement, le match nul ne leur suffisait plus. Sur notre première occasion après l’égalisation, Goncharenko a obtenu un corner. Par habitude, je restais toujours en couverture sur les corners, mais cette fois, Trusevich m’a obligé à monter, m’engueulant presque « tu vois bien que de toute façon, nos adversaires n’essaient même plus d’attaquer ! tu seras plus utile devant ! ». C’était une bonne inspiration : sur le corner, Goncharenko a réussi à envoyer le ballon droit sur moi, et de la tête, j’ai prolongé la trajectoire du cuir au fond des filets : 3-2 !

Ah ça, quand je vous dis que je reste marqué par ce match… Mes deux premiers buts, tous les deux décisifs ! J’en ai pleuré de joie. Les soldats du MSG Wal, qui étaient de bons gars, nous serrèrent la main sans rancune à la fin du match et nous saluèrent avec fair-play. Le geste était d’autant plus sympa que la plupart des mecs des deux équipes ne parlaient pas la même langue.

Malgré tout, l’auteur des deux buts adverses, un grand blond souriant, est venu me voir en particulier.
- J’ai cru remarquer que tu comprenais allemand ? il m'a demandé.
- C’est vrai, je le parle, aussi, j’ai bêtement répondu, encore tout sonné par l’émotion.
- Je m’appelle Kaminski, s’est-il présenté en me serrant à nouveau la main.
- Thomas Hübner !

Son sourire a alors disparu :
- Ecoute… euh… je ne sais pas si j’ai le droit de te dire ça mais… méfiez-vous du Flakelf. La prochaine équipe que vous rencontrerez. Ils sont là pour vous mater. Berlin n’aime pas du tout voir des ouvriers ukrainiens se balader si facilement dans un championnat Nazi.

Balakin est alors passé à notre niveau en tapant dans le dos de Kaminski, braillant en Ukrainien qu’en s’entraînant beaucoup, le MSG Wal aurait peut-être une petite chance d’arracher un jour le match nul contre nous. Kaminski, qui n’avait sans doute rien compris, a vaguement souri dans sa direction avant de reprendre sur le même ton confidentiel :
- Il se dit que le Fürher lui-même se préoccupe de votre cas… méfiez-vous, Hübner : quand Hitler se mêle de quelque chose, cela se termine généralement mal. Je…

Kaminski jetait sans cesse des regards méfiants autours de nous, veillant à ce que ses coéquipiers ne surprennent pas la discussion :
- Je suis d'origine Polonaise... Je suis contre Hitler et la doctrine nazie… et je suis très content que vous ayez trouvé le moyen de les combattre. Mais je ne souhaite voir mourir personne pour un match de football… Dites bien cela à vos coéquipiers. Bonne chance, Hübner.

Tête en l’air par nature, mais en plus étourdi par ma contribution à la victoire, j’ai à peine écouté ce que me disait Kaminski. Et je ne l’ai surtout pas compris. L’évocation d’Hitler avait quelque chose de très fort, bien sûr. Mais je n’arrivais vraiment pas voir le lien entre Hitler et notre petit championnat un peu bidon. Pourquoi nous mater ? Comment pouvions-nous être une menace ? L’idée avait quelque chose de presque comique.

Je me revois néanmoins, le soir même de la victoire contre MSG Wal, tourner et retourner l’avertissement de Kaminski dans ma tête, cherchant à en extraire le message-clé. N’aboutissant à rien de convaincant, j’ai décidé de ne rien dire à personne. Les indices étaient pourtant clairs tout autour de moi…

Au fil des matches, les tribunes s’étaient garnies d’habitants de Kiev. Notre équipe s'était fait une sympathie dans la ville, à coup de bouche à oreille. Lors du premier match contre MSG Wal, le stade était totalement plein pour la première fois. Pour le fameux 3-2, Shvetsov avait eu l’idée de rendre les places payantes. Pour 5 roubles, malgré la misère et la famine ambiante, le stade s’était rempli à nouveau.

J’aurais dû me demander pourquoi les habitants de Kiev avaient tant envie de voir les soldats allemands battus par des Ukrainiens…

J’aurais dû piger pourquoi le Major se faisait de moins en moins amical avec l’oncle Josef, alors que l’usine tournait avec une efficacité que je n’avais jusqu’alors jamais connue.

J’aurais dû remarquer la joie sauvage éprouvée par mes coéquipiers après chaque but inscrit. Autant de victoires auraient dû finir par les blaser, mais ils continuaient à tout donner.

Ah ! Tous ces « j’aurais dû » me rendent malade. Ils complètent parfaitement l’avertissement de Kaminski. Et ils ont un petit frère : « j’aurais dû » transmettre le message du Polonais à mes coéquipiers…

vendredi 6 août 2010

La résistance en short, chapitre 6 : Entre déroutes et branlées

Une photo de l'équipe (FC Start en noir !).


Ce jour là les adversaires étaient sympas (je ne jouais pas)





Entre le premier et le deuxième match de l’équipe, l’oncle Josef a réussi à embaucher à l’usine tous les joueurs sans emploi. Plusieurs lits de camp furent installés dans le grenier de la réserve, qui devint un dortoir pour ceux qui avaient un problème de logement. J’ai rapidement pris l’habitude de passer les débuts de soirée dans ce dortoir, pour y parler de foot avec Trusevich, Goncharenko, Svyridovskiy et le costaud Putitsin.

La deuxième équipe opposée FC Start était formée de joueurs d’une garnison arrivée de Hongrie. La date du match avait été fixée, en dépit des demandes de l’oncle Josef, deux semaines après notre victoire inaugurale. Korotkykh, le benjamin de l’équipe, avait pourtant prévenu qu’il ne serait pas disponible, tout comme l’attaquant Kuzmenko. Svyridoskiy étant tout juste remis de son entorse à la cheville, le nombre de joueurs manquants s’élevait à trois.

- Shvetsov l’a mauvaise qu’on lui ait collé la fessée la dernière fois, a grincé Klimenko quand il a appris la nouvelle. Il va multiplier les coups-bas de ce type…
- Je peux jouer avec vous, moi, s’il faut ! j’ai répondu, plein d’espoir.
- Nous devrions enregistrer l’arrivée de deux recrues d’ici là, nous a rassuré pour sa part l’oncle Josef. Georgy Timofeyev et Pavel Komarov devraient être là. Avec Thomas, ça fera le compte.

Le 21 juin 1942, j’ai donc fait ma première apparition sous le maillot rapiécé du FC Start. Nous faisions toujours aussi débraillés, mais malgré tout : quelle fierté ! Dans le vestiaire, j’ouvrais grand les yeux et m’inspirais de la gestuelle de chacun, cherchant à « faire » le plus pro possible. Et quand est venu à nouveau le temps de la causerie et des conseils tactiques, je me suis concentré comme jamais pour tout garder en tête, pour respecter les consignes à la lettre.

Tel que je me présente depuis le début du récit, vous imaginez probablement un grand gamin mal mûri qui aurait pu, j’imagine, entrer sur le terrain pétri de trouille, rendu fébrile par ce premier match à enjeu. Je crois que Josef, à la manière dont il m’a parlé avant le début de la partie, appréhendait ce genre de panique. Il m’a répété cent fois de faire de mon mieux, de ne pas m’inquiéter…

Mais le foot, c’était mon truc ! J’adorais ça ! Et ma simplicité m’a peut-être aidé à prendre au premier degré cette formidable chance de jouer avec des cadors sans m’effrayer inutilement. Et si j’ai sans aucun doute éprouvé le souci de mal faire, il était largement compensé par mon enthousiasme et ma fraicheur. Placé en arrière gauche, je composais la charnière avec l’un des nouveaux, Komarov. Sur les côtés, légèrement plus offensifs, Timofeyev et Klimenko complétaient l'assise de l'équipe, en tant que demis gauche et droit, autour du demi centre, qui devait être ce jour là le rassurant Tyutchev. De mémoire :




Trusevich
(gardien)


Komarov et moi
(arrières)


Timofeyev Tyutchev Klimenko
(la ligne de demis)


Putitsin Melnyk
(inters)


Goncharenko Balakin Sukharev
(les trois avants)



Le match s’est très bien déroulé, pour une nouvelle victoire finale, 6 à 2. Dans cette équipe composée avant tout de joueurs offensifs et hors de forme, je me rappelle m’être fait un plaisir de défendre avec tonus et acharnement. Je garde le souvenir de duels aériens opiniâtres avec l’avant-centre adverse et d’un repli défensif en sprint pour finalement tacler un adversaire sur le point de frapper au but. Mais les joueurs du FC Start rendaient les choses tellement faciles que j’ai également pu m’intégrer dans plusieurs mouvements offensifs.

A la fin du match, l’oncle était à deux doigts de chialer quand il est venu me féliciter pour ma performance. Ma sœur Nancy m’a affirmé qu’elle n’avait jamais été aussi fière de moi. Ma foi, sur le coup, j’aurais pu lui faire remarquer que, de mémoire, personne n’avait jamais manifesté jusque là la moindre fierté à mon endroit. Mais je n’y ai pas songé : trop heureux, Tom, d’être utile, de se distinguer un peu ! Pour une fois… Autant dire que j’ai passé tout l’été à harceler l’oncle Josef pour savoir quand se joueraient les matches suivants et quels joueurs de l’équipe étaient dispos et surtout absents.

J’ai appris à connaître mes partenaires au fil des matches et des journées de travail communes à l’usine. Voici le souvenir qu’il m’en reste aujourd’hui, près de 70 ans après…

Il y a ceux qui n’ont pas raté une miette du championnat. C’était le cas du gardien Trusevich, impressionnant d’agilité ; le demi gauche (d’adoption) Klimenko, teigneux et technique ; l’ailier Goncharenko, virevoltant bien qu’il fut le plus âgé de l’équipe ; Melnik l'inter gauche, longiligne, efficace et discret ; et le barraqué Putitsin, habituel inter droit et très apprécié des dames.

Timofeyev, le demi droit capable de centres prodigieux de précision (le joueur de l’équipe dont j’étais le moins proche, sans qu’il n’y ait de raison particulière à cela), et Komarov l'arrière à la détente extraordinaire, auraient joué tous les matches s’ils avaient fait partie de l’équipe dès le départ.

La fatigue et différentes contraintes entrainèrent un roulement parmi les autres : Svyridovskiy, qui jouait très physique, s’est souvent blessé, me cédant alors sa place à l’arrière ; le colosse Tyutchev, un taiseux, excellent demi centre ; Balakin était très adroit face au but, mais il a peu joué attaquant car il pouvait jouer à n’importe quel poste avec réussite ; Korotkykh, polyvalent sur tous les postes de demis et d'inters, jouait aussi bien des deux pieds ; Sukharev, autre ailier, manquait un peu de coffre mais pas d’idée ; le toujours bien placé Kuzmenko, enfin, était le buteur attitré de l’équipe.

J’ai pris finalement part à trois rencontres entre juin et août. J’ai raté le troisième match, gagné 11 à 0 contre l’équipe d’une garnison venue cette fois de Roumanie, ainsi que l’opposition aux soldats responsables du réseau de chemin de fer, gagnée 9 à 1. Ce match a d’ailleurs été marqué par un but surprenant de Kuzmenko : un missile expédié dans le but adverse depuis l’extérieur de la surface de réparation… de la tête. Un but insensé !

Je n’ai pas participé non plus à la victoire 6-0 contre l’équipe nommée « PGS », composée de soldats venus d’Allemagne. En revanche, j’ai été des deux rencontres face au « MSG Wal ». Lors de la première opposition, gagnée 5-1, Kuzmenko a inscrit un nouveau but hors norme : en pleine course et grâce à un mouvement peu évident, une frappe du talon le ballon, en plein dans la lucarne.

Mais c’est le match suivant, toujours contre le MSG Wal, qui remporte la palme du souvenir le plus heureux dans ma caboche. Tout en étant très bien placé dans la hiérarchie des évènements que j’aurais pu gérer avec un peu plus d’à propos.

lundi 2 août 2010

La résistance en short, chapitre 5 : FC Start

Peu de temps après, l’équipe était inscrite au championnat de Shvetsov sous le nom, choisi par les joueurs, de FC Start. Bizarre que je n’ai jamais pensé à demander à Trusevich pourquoi… l’idée de nouveau départ, peut-être ? Et l’anglicisme, une petite pique destinée aux Allemands, infichus de venir à bout de la Grande Bretagne ? Quoi qu’il en soit, le premier match était prévu pour le dimanche 7 juin. J’étais excité à souhait, bien entendu. Moins banal : l’oncle lui-même a laissé transpirer d’inhabituels signes d’impatience durant la semaine précédent la rencontre.

Le nom de notre premier adversaire (permettez que je m’inclue dans l’équipe), c’était « Rukh ». Je ne sais pas non plus pourquoi. Il s’agissait de l’équipe managée par Georgi Shvetsov lui-même. Les gars avaient fière allure avec leur jeu de maillots flambants neufs, à côté desquels notre équipement mal assorti faisait triste. Goncharenko avait réussi à récupérer onze vieux maillots du Dynamo, mais les shorts et les bas étaient dépareillés. Trusevich, par exemple, portait le même pantalon qu’à l’usine, déchiré au niveau des genoux.

L'équipe de ce jour là était la suivante :

Trusevich
(gardien)
Svyiridovski et Balakin
(arrières)
Korotkykh Tyutchev Klimenko
(la ligne de demis)
Putitsin Melnyk
(inters)
Goncharenko Kuzmenko Sukharev
(les trois avants)


Cette tactique "classique" était un peu démodée à l'époque, même en Ukraine. Depuis plusieurs années, le 3-4-3 "WM" était devenu la norme (je n'entre pas trop dans les détails...), mais notre équipe, de bric et de broc, était plus équilibrée avec l'ancien "2-3-5" (j'arrête là pour les considérations techniques).

Sur le bord du terrain, juste avant le début du match, Josef a improvisé un discours que les joueurs ont écouté poliment. Il était question du plaisir de jouer ensemble, de rendre hommage aux clubs dissous, et vous voyez bien, tout un tas de trucs dans ce genre. Ses paroles m’ont fatalement moins marqué que la causerie spontanée que les joueurs ont générée juste après que Josef eut gagné la tribune vide.

- Ce lèche-cul de Shvetsov a programmé le match de son équipe de collabos contre nous parce qu’il est sûr de nous foutre une rouste, et donc de marquer des points dès le premier match, a lancé Klimenko, un petit hargneux.
- A nous de faire en sorte que le réveil soit difficile ! a ajouté Trusevich, sentencieusement.
- Il a récupéré quelques bons joueurs, issus comme nous de l’ancien championnat, a pour sa part fait remarquer Balakin, le seul joueur à peu près bien rasé. Méfiez vous de l’ailier droit…
- Et leur gardien a la peau dure, a murmuré le longiligne Melnik.
- Ils ont l’air en forme, s’est exclamé Putitsin, un mec bien costaud et bien coiffé.
- Ça ! a ajouté Goncharenko. Ils ont pas l’air affamés, eux ! Shvetsov doit les soigner, tu penses…
- On s’en tape, on est meilleur ! s’est indigné Klimenko. Nous, on a une vraie équipe ! Qu’ils s’accoquinent avec les fridolins s’ils veulent, ça ne fait pas d’eux des champions ! Ces types prennent leur bouffe dans nos assiettes ? Parfait ! Notre victoire n’en sera que plus méritoire !
- Et symbolique ! a conclu Trusevich.

Vous garantir la précision des propos, ce serait malhonnête. Et ça vaut pour tous les chapitres ! Je fais travailler ma mémoire à bloc, je vous restitue ce qu’il en sort. Pour ce qui concerne le très nerveux Klimenko, cela dit, je peux vous certifier que ses tirades étaient pleines de points d’exclamation, de colère et de grossièretés.

Même à ce stade là de l’aventure, j’étais loin du compte, concernant l’état d’esprit des mecs : cet échange montrait pourtant nettement le sentiment de revanche qui les animait. « Le plaisir de jouer » et « l’honneur des équipes dissoutes » évoqués par Josef, ils s’en balançaient !

Pour une fois, Josef était à mettre dans le même panier que moi. Il était perché sur son nuage, l’oncle ! A califourchon, bien confortable... Quand tu vois qu’aujourd’hui, tout un tas de gogos attendent deux heures pour obtenir une signature mal chiée par un joueur qui les regarde à peine lors d’une séance de dédicace… tu peux comprendre le trouble qui s’est emparé de l’oncle quand il est devenu du jour au lendemain le manager de son équipe favorite. La volonté farouche de donner une leçon à l’envahisseur et au collabo, manifestée par une bande de 11 jeunes footeux lésés par la guerre, Josef ne l’avait pas mieux capté que moi.

J’ai rejoint Nancy et l’oncle Josef dans les gradins déserts du petit stade où se déroulait le match. La tante Anna, elle, avait quitté l’Ukraine peu de temps après l’arrivée des Allemands : le scientifique pour qui elle travaillait avait rapidement été transféré en Allemagne, et elle l’avait suivi, ne revenant à Kiev que de temps en temps.

Dans cette vieille tribune inconfortable, j’ai pris une belle claque : malheur, quelle équipe ! Pour un amateur comme moi, le match avait des allures de révélation. Les onze joueurs du FC Start pratiquait quasiment un autre sport, par rapport à moi le dimanche matin avec la jeunesse du quartier.
- Tu continues d’affirmer que le football se joue seulement et ne se regarde pas ? m’a demandé malicieusement l’oncle, qui avait lui-même le regard brillant.
- C’est… c’est… j’ai bredouillé, abasourdi.
- Et encore ! Ils sont hors de forme.

Hors de forme, je veux bien ! Mais ils étaient techniquement bien au-dessus de leurs adversaires. J’ai vu ce jour là des gestes et des mouvements que je n’avais jamais imaginés. A la mi-temps, Josef et moi nous sommes précipités sur le bord du terrain. Alors que le score était de 2 à 0 en notre faveur, notre enthousiasme, à l’oncle et à moi, ne semblait pas partagé par les joueurs.
- J’en peux plus ! a soufflé Sukharev, l’un des anciens du Lokomotiv, en saisissant la bouteille d’eau que je lui tendais. Clairement, nous sommes à la ramasse physiquement !
- Et approximatifs par-dessus le marché, a surenchéri Trusevich. Avec nos allers-retours au front et tout ces mois sans jouer, on a eu le temps de perdre les habitudes du jeu. J’ai raté quasiment tous mes dégagements.

De mon côté, j’avais trouvé les buts, tous deux marqués par Sukharev, très jolis. Et, toujours d’après moi, Trusevich avait été tout sauf approximatif. Un peu plus loin, j’entendais d’autres soupirs. La faiblesse quantitative de l’effectif forçait deux ou trois joueurs à évoluer à un poste qui ne leur était pas familier. Klimenko pestait contre son propre manque de repère en tant que demi-gauche, tout comme Svyridovskiy en position d'arrière. J’étais très étonné par leur autocritique collective :
- Vous semblez tous déçus… pourtant, vous menez au score !
- On peut faire largement mieux, a répliqué Klimenko.


- On commence tout juste à bien jouer, a murmuré Melnik pour me rassurer, ce qui n’était pas utile.

La deuxième mi-temps leur a donné raison. Tous les soucis évoqués pendant la pause ont été intelligemment compensés, contournés, résolus. En courant moins, et moins vite, que leurs adversaires, nos joueurs ont finalement administré une belle volée aux protégés de Shvetsov : 7 à 2. Les deux buts de Rukh ayant été marqués en fin de match, quand la fatigue a fini par rattraper notre équipe.

Quelques souvenirs particulier : Kuzmenko, notre avant-centre, mesurait juste 1 mètre 75, soit environ 20 centimètres de moins que le défenseur qui assurait son marquage. Malgré ce désavantage, Kuzmenko a pris un malin plaisir à marquer deux de ses quatre buts de la tête. Sur l’aile droite et à plusieurs reprises, alors qu’il semblait avoir déjà dépassé son adversaire direct, Goncharenko s’est amusé à ajouter un dribble supplémentaire à son mouvement. Les joueurs semblaient prendre autant de plaisir sur le terrain que l’oncle et moi dans la tribune. Nancy, pour qui tout ça ne rimait pas à grand-chose, s’amusait de notre enthousiasme de môme.

Avec l’oncle, nous avons parlé de cette première performance jusqu’au soir. Et pendant le dîner, j’ai fini par formuler la requête qui me taraudait depuis le match :
- Je veux jouer avec eux !

Sûr de me faire sérieusement remballer ! Et pourtant, à mon grand plaisir, Josef a souri :
- Et pourquoi pas… Svyridovskiy s’est plaint d’une petite douleur à la cheville. Kuzmenko et Korotkykh m’ont fait savoir qu’il leur serait difficile d’être présent à tous les matches. Je pensais chercher deux ou trois autres anciens joueurs de club, mais après tout, c’est l’équipe de l’usine…

J’ai pas dû dormir beaucoup cette nuit là. Ni toutes celles qui ont précédé le match suivant…

vendredi 30 juillet 2010

La résistance en short, chapitre 4 : Recrutement !

Pour être honnête, la discussion qui va suivre, je ne m’en souviens pas. Nancy a-t-elle une meilleure mémoire ? Ou a-t-elle spécialement mémorisé cet échange parce qu’elle pressentait qu'il annonçait quelque chose de pas banal ? Peut-être les deux… en tout cas, c’est elle qui m’a rappelé cette conversation au sujet du tournoi nazi. Ainsi que quelques autres les semaines suivantes, qui à l’en croire, devaient se goupiller comme suit.

Peu de temps après l’arrivée de Trusevich (en gros) :
L’oncle : Avez-vous gardé quelque contact avec d’autres joueurs du Dynamo ?
Trusevich : Très peu… à mon retour du front, j’ai croisé Makar... Makar Goncharenko.
L’oncle (tout content de montrer qu'il le connait) : L’ailier ?
Trusevich : Oui, voilà. Il m’a donné des nouvelles de 2 ou 3 coéquipiers…

Puis, plus tard (à peu près) :
L’oncle : J’imagine que vous seriez ravi de rejouer, Nicolaï, non ? Vous, vos partenaires, n’importe quel joueur… ça doit vous démanger.
Trusevich : Passé le moment où c’est la faim et le froid qui m’ont titillé, c’est sûr que l’idée de retrouver les autres sur un terrain me trotte un peu dans la tête. Mais tant que le championnat ne reprendra pas…

Pour en arriver à cette scène, dont je garde, pour le coup, un souvenir très net. C’était à table, encore, le soir d’un jour de visite du Major Rechner à l’usine.
- Je vous avais parlé, je crois, de ce championnat un peu fantoche que les soldats du Reich ont organisé pour se désennuyer ? a demandé l’oncle, plus souriant que jamais, presque excité.
- Oui, tout à fait.
- Aujourd’hui, nous en avons parlé de nouveau, avec Rechner, a annoncé l’oncle. Shvetsov, le responsable du tournoi, cherche désespérément une ou deux équipes de plus pour l’étoffer un peu. Je suis dans les petits papiers de Rechner : j’ai réussi à le convaincre que nous pourrions monter une équipe, ici, à la boulangerie, qui ferait l’affaire.

Trusevich a semblé surpris.
- Je ne crois pas avoir remarqué d’ouvrier intéressé par le foot ou même par le sport ? il a objecté. A part Thomas. Et vous, monsieur Kordik, naturellement.
- C’est pourquoi je pensais renforcer notre « équipe », pour le moment un peu juste, comme vous l’avez remarqué, avec d’autres anciens du Dynamo.
- D’autres anciens ? s’est exclamé Trusevich. Mais… nous sommes tous dispersés… certains sont probablement morts…
- Ce n’est pas le cas de Goncharenko, d’après vous, a répondu l’oncle en souriant. Et ce n’est pas non plus le cas de Kuzmenko et Svyridovskiy, dont j’ai retrouvé la trace... si eux-mêmes ont gardé contact avec deux autres joueurs, et ainsi de suite… nous pourrions arriver à onze, qu’en dites-vous ?

Trusevich n’en a pas dit grand-chose sur le coup, mais on sentait que l’idée de l’oncle le gonflait à bloc. Le dimanche suivant, il me demandait de l’accompagner rue Kreschatick, chez la belle-mère de Makar Goncharenko, où ce dernier habitait depuis son retour du front. Goncharenko ressemblait beaucoup à Trusevich à l’époque où celui-ci frappait régulièrement à la porte de l’usine. Un instant, je me suis même demandé s’il ne faisait pas fait partie des vagabonds que j’avais rembarrés dans les mois précédents. Rapidement, Trusevich lui fit part du projet de l’oncle Josef.

- C’est quand tu veux, Nicolaï, il a soupiré. Mon emploi du temps est aussi vide que mon porte-monnaie. Je serai ravi de foutre une rouste aux nazillons : avec tout ce qu’ils m’ont pris, sûr que je courrai bien plus vite qu’eux !
- J’ai les coordonnées de Kuzmenko et Svyridovskiy : je m’occupe du premier, il n’habite pas loin de l’usine…pourrais-tu contacter Svyridoskiy ? Il est à l’autre bout de la ville et je suis pris toute la semaine. Dis leur bien que mon patron offre le repas chaque veille de match…
- Par les temps qui courent, c’est un argument choc, a admi Goncharenko en soupirant de plus belle.

L’après-midi même, nous répétions la démarche auprès de Svyridovskiy, qui habitait avec une demi-douzaine d’autres types dans un appartement délabré. Svyridovskiy n’avait aucun travail fixe : il donnait un coup de main sur la ferme de son cousin une fois de temps en temps, au nord de Kiev. Il s’est révélé également intéressé, et tout aussi disponible que Goncharenko pour lancer des recherches. Et, de la même manière, il a lâché une phrase du type : « si on peut leur faire regretter de nous avoir foutus à la rue, ces cochons… »

Toute notion géopolitique survolant ma petite tête de plusieurs longueurs à l’époque, je n’ai pas saisi pas la dimension patriotique de la reformation clandestine du Dynamo Kiev. L’envahissement d’un pays par un autre, tel quel, m’aurait probablement semblé assez facile à appréhender. Mais le fait que ce soit mon pays d’origine qui envahissait mon pays d’adoption faussait tout. J’ai eu du mal à interpréter la colère et le défi dans les regards de ces pauvres bougres quand, peu de temps après, une première réunion s’est tenue à l’usine.

Dix anciens footballeurs nous ont rejoints un soir après le travail, l’oncle Josef, Trusevich et moi. Leur dégaine, misère ! Des guenilleux, tous. Goncharenko n’avait pas eu tort en affirmant qu’un repas offert avant chaque match était un argument fort pour rallier l’équipe : une bonne moitié des joueurs semblait sous-alimentée.

Trusevich a fait les présentations. Outre Goncharenko, Svyridovskiy et Kuzmenko, quatre anciens du Dynamo ont répondu présent : Korotkykh, Klimenko, Tyutchev et Putitsin. La guerre avait dispersé les autres membres encore vivants de l’effectif du club. Spontanément, ces 8 joueurs du Dynamo avaient eu l’idée de compléter l’équipe avec des joueurs du Lokomotiv Kiev, autre club de la ville : Balakin, Sukharev et Melnyk ont répondu à l’appel.

Josef fit un peu la gueule en découvrant que son équipe serait composée en partie de joueurs issus du Lokomotiv, le grand rival Dynamo. De mon côté, j’étais un peu déçu en constatant que les « pros » étaient suffisamment nombreux pour former une équipe sans moi. Mais l’excitation a pris le dessus très rapidement sur tout le reste : les onze joueurs étaient d’accord pour être inscrits au championnat des armées allemandes.

L’oncle a sans doute battu son record de sourire en affichant une inhabituelle mine réjouie quasiment tout au long de la réunion. Quant à moi, qui ne voyais jusqu’à ce jour aucun intérêt à aller au stade « juste pour regarder », j’étais très curieux et impatient de voir évoluer une équipe de « vrais » footballeurs.

lundi 26 juillet 2010

La résistance en short, chapitre 3 : Trusevich

La ganache de Trusevich.


Cette période a été particulièrement éreintante pour tout le monde. L’oncle Josef et Nancy se sont vite retrouvés prisonniers des contraintes administratives afférantes à la direction d’une usine en temps d’occupation. Ils devaient en outre affronter l’humeur des deux autres chefs d’équipes de l’usine. Rebrov et Voronov se seraient bien vus à la place de Skatchenko, et ils n’hésitaient pas à semer le trouble parmi leurs subordonnés en parlant ouvertement de piston ou de collaboration pour expliquer la promotion de l’oncle. Josef était plus taciturne et fermé que jamais : je ne l’ai pas vu arborer son expression bourru-footeux pendant des mois.

Josef s’est abstenu de me nommer chef d’équipe à sa place dans le troisième atelier, comme je l’ai brièvement et naïvement espéré… Très raisonnablement, le poste est revenu au plus expérimenté du groupe. N’empêche : il nous manquait un certain nombre de bras, au fourneau. Mais le Major Rechner avait donné des consignes précises : pas d’embauche jusqu’à nouvel ordre. Les SS souhaitaient attendre d’avoir pris le contrôle total de la ville avant de permettre ce type de mouvement de travailleurs.

Ce non-recrutement m’obligeait à bosser davantage. L’oncle insistait pour que j’endosse une grande partie de la charge de travail supplémentaire de mon atelier. Il désirait ainsi montrer à tout le monde que la famille ne tirait pas que des bénéfices de la situation. Ça ne me dérangeait pas : j’éprouvais même une certaine fierté à travailler plus que les autres. Simplement, mes dimanches sont devenus moins amusants : je dormais beaucoup plus, et devais renoncer à mes loisirs habituels, et notamment les petites parties de foot sur le terrain vague voisin avec les jeunes du quartier.

J’en profite pour préciser : je vous ai dit que l’oncle Josef adorait regarder le football de club, et notamment le Dynamo. Mais vous ne savez pas encore que pour moi, aller au stade n’avait rien de captivant. En revanche, j’adorais jouer au foot. Je ne pigeais pas où Josef trouvait de l’intérêt à regarder un match sans y prendre part… ma philosophie, c’était plutôt « le foot ça se joue, ça ne se commente pas ! » Et bien à cette époque, le foot ne se jouait pas plus qu’il ne se commentait, voilà ! ça réglait la question. Quelle fatigue ! Mais revenons à l’usine.

Après quelques mois de mécontentement, l’ensemble des ouvriers a fini par admettre qu’avoir un directeur de la même nationalité que l’occupant pouvait avoir du bon. Les travailleurs de l’usine, en tant que contributeurs au ravitaillement de la Wehrmacht, avaient droit à des conditions de vie –et notamment d’alimentation– plutôt au-dessus de la moyenne. Voronov et Rebrov eux-mêmes ont du reconnaître que Josef ne gérait pas trop mal la boutique et que ses compétences expliquaient au moins autant que ses origines le relatif confort que l’usine nous garantissait à tous.

Dans quelle mesure la nationalité de l’oncle l’a aidé à attirer la bienveillance de l’occupant ? A-t-il eu en plus une attitude particulièrement coopérative, voire collaboratrice ? Dur à dire, même avec le recul… Même Nancy, dont le regard était plus acéré sur ces choses-là à l’époque, n’a jamais vraiment su quoi en penser. En tout cas, Rechner a fait de Josef son chouchou parmi tous les industriels de l’alimentaire qu’il avait sous sa responsabilité. Et notre usine a été l’une des premières à pouvoir embaucher de nouveau au printemps 1942.

Pendant tout l’hiver, nous avions dû rembarrer tous les pauvres bougres qui étaient venus à l’usine à la recherche d’un poste de manœuvre. Mon atelier était le plus proche de la cours de l'usine, et mon poste le plus proche de la porte : j’ai dû moi-même éconduire une grande majorité de ces malheureux. Je n’étais pas très, très futé, mais bon, pas non plus complètement gogo : je comprenais bien que j’avais alors un sale rôle. Aussi, quand l’oncle m’a enfin demandé de lui amener les candidats qui me sembleraient assez en forme pour travailler efficacement, j’en ai éprouvé un véritable soulagement.

Dès le lendemain, un jeune type en guenille a frappé à la porte de l’atelier pour proposer ses services à l’usine. Un têtu nommé Trusevich, qui tentait sa chance plusieurs fois par mois. Il avait même établi un record original : un jour particulièrement froid, vers Noël, il avait frappé trois fois à la porte de l’usine. Le pauvre type se les gelait tellement qu’il venait simplement pour chercher la chaleur des fourneaux ! Quelques degrés Celsius volés depuis le pas de la porte et pendant une minute grand maximum à chaque fois, le temps que je le fasse dégager. Quelle misère !

J’étais content que ce soit lui le premier à se présenter après l’autorisation de recruter. Josef l’a été davantage encore.
- Nicolaï Trusevich ? il a demandé, retrouvant un peu d’enthousiasme pour la première fois depuis des lustres. Le gardien de but du Dynamo ?
- Ex-gardien de but, a précisé Trusevich avec tristesse. Quand je suis revenu du front, l’équipe n’existait plus. Disparue ! Comme mon appartement, brulé dans l’incendie de septembre[1]… Du coup, depuis mon retour à la ville, votre neveu m’a ouvert la porte de l’usine à intervalle régulier pour me signifier que vous n’engagiez pas d'ouvrier « jusqu’à nouvel ordre ».
- Et bien nous y sommes, Nicolaï : ce nouvel ordre est tombé. Votre obstination aura payé, je vous engage.
- Mais ? vous ne savez pas quelles sont mes capacités ! s’est étonné Trusevich.
- Et bien ? a demandé l’oncle, comme si la remarque n’avait aucun sens valable pour lui. Vous avez deux bras ! Vous êtes capable de pousser un chariot, de porter un sac de farine, de tenir un balai, non ? Allez, ouste !

Un entretien d’embauche des plus sommaires, comme vous voyez. Trusevich étant sans abri, on a installé un lit de camp dans le grenier de la réserve. Mais s’il dormait à l’usine, Nicolaï dînait toujours à la maison. Il donnait alors systématiquement à l’oncle Josef l’occasion de perdre un peu de son mutisme pour s’emballer sur le Dynamo :
- La saison 1941 était pour nous, Nicolaï ! Enfin je veux dire pour vous, quoi. Pour le Dynamo !

Et Nicolaï rentrait dans son jeu, plus par gratitude que par conviction :
- Les deux dernières saisons ont été difficiles, relativisait Trusevich. Mais cette fois, nous avions des joueurs plutôt doués, c’est vrai.
- C’est le moins qu’on puisse dire ! Malheureusement, les clubs ont été dissous et le championnat supprimé. Le foot n’existe plus à Kiev...

Ce qui n’était pas tout à fait vrai. Un collabo Ukrainien nommé Georgi Shvetsov, ancien footballeur et prof de sport, avait monté un tournoi pour distraire l’occupant. Il s’agissait d’un championnat d’opérette au niveau très limité, et auquel participaient les soldats du Reich désœuvrés dans les territoires conquis. Un soir, l’oncle Josef a évoqué ce tournoi, dont le major Rechner lui avait parlé par hasard lors d’une de ses visites de routine.

- Même aujourd’hui, affamés et fatigués, les joueurs du Dynamo seraient capables de botter le cul de chaque équipe de ce championnat ! a affirmé l’oncle, qui ne jurait pourtant pas souvent.
- Ah ! Botter des culs nazis sur un terrain de foot… a soupiré Trusevich. Si seulement…


[1] Le 24 septembre et dans les jours qui suivent, plusieurs bombes explosent dans la ville (rue Kreshtchatik et Prorizna), provoquant d’énormes dégâts. Des dizaines de maisons occupées par des Allemands au centre ville sont détruites, dont le quartier général de l’armée, l’hôtel Continental. Une centaine de soldats et d’officiers allemands sont tués et un incendie consécutif aux explosions ravage d’autres bâtiments. Ces bombes ont été posées par des éléments du NKVD restés dans la ville après la retraite soviétique.

vendredi 23 juillet 2010

La résistance en short, chapitre 2 : Promotoion pour l'oncle Josef

Le début de ce second chapitre consiste en un record mondial : celui du plus grand encerclement militaire jamais effectué. Plus d’un demi-million de soldats de l’armée rouge cernés avant même d’avoir pu griller leur première cartouche, et contraints à la reddition par les troupes allemandes. Et ces centaines de milliers d’hommes, vous l’avez deviné, se sont laissés entourer en même temps que Kiev, qu’ils étaient censés protéger. Livrées à elles-mêmes, les défenses de la ville ont résisté du mieux possible en livrant une bataille de deux jours.

Le 20 septembre 1941, Kiev tombait aux mains des Nazis. Enfin bon, les dates précises, je les pioche dans un manuel d’histoire, hein ! Moi, je me rappelle que les deux jours de combat dans Kiev se sont déroulés un vendredi et un samedi, puisqu’avec le dimanche dans la foulée, ça nous a fait un « week-end » de trois jours. Alors : 19, 20 et 21 septembre… pourquoi pas ! Si les historiens l’affirment…

Le lundi suivant, en tout cas, nous sommes allés au turbin sans bien savoir ce qui nous attendrait. Les quelques jours précédant la bataille de Kiev avaient déjà été marqués par les départs massifs d’employés. Sur les 20 000 ou 30 000 juifs évacués de la ville, plusieurs dizaines travaillaient à l’usine, sans parler de Skatchenko, le directeur de l’établissement, parti lui aussi.

Ce lundi là, donc, nous nous attendions à un grand flou à la boulangerie. Un grand officier nous a accueillis, Nancy, Josef et moi. Il semblait avoir du mal à se faire comprendre des quelques employés déjà arrivés. Il s’est adressé à nous, impatient.
- Vos collègues semblent vouloir me faire comprendre que vous parlez correctement ma langue ? il a demandé en allemand et sans préambule.
- Je suis allemand, en effet, a répondu l’oncle. Josef Kordik.
- Parfait ! a conclu l’autre en se décrispant légèrement. Je suis le Major Rechner.

Il a jeté un regard un peu dégoûté aux autres employés avant de reprendre :
- Vous allez m’aider. Mon ukrainien est malheureusement approximatif : je n’ai même pas réussi à faire comprendre à ces employés que je souhaitais rencontrer le directeur.
- Il est possible qu’ils vous aient compris sans savoir comment vous répondre que le directeur a pris la fuite, a suggéré Josef.

Et l’oncle lui a brièvement expliqué la situation. Quand il a appris que l’ancien directeur était un juif, l’officier a eu un petit sursaut.
- Un problème, Herr Officier ? s’est inquiété l’oncle.
- Une crainte, plutôt : qui est-ce qui vous dit que ce juif n’a pas saboté l’usine avant de prendre la fuite ?
- Pourquoi aurait-il fait cela ? a demandé l’oncle en haussant les sourcils, l’air surpris.
- Vous seriez étonnés, a durement répliqué Rechner, de savoir de quoi « ils » sont capables. Ceux qui ne laissent pas de bombes s’en vont avec le contenu du coffre-fort.
- Je peux faire inspecter l’usine si vous le désirez, a proposé l’oncle.

L’officier a regardé sa montre, puis l’oncle, puis un liste sortie de son porte-documents. Il s’est finalement décidé :
- Faites donc cela, Herr Kordik. Puisqu’il n’y a pour le moment pas de directeur, il est inutile que je reste. Mais je repasserai plus tard, disons… (nouveau regard sur sa montre), cet après-midi. Mettez à profit ces quelques heures pour me faire un bilan précis de l’activité de votre usine : capacités de production, liste du personnel restant, stocks, fournisseurs…
- Je ne suis que chef d’équipe, Herr Officier, a objecté l’oncle. J’ai bien peur de ne pas…
- Allons, Herr Kordik, l’a coupé l’autre. Vous m’avez l’air intelligent. Vous avez visiblement de l’ancienneté, ici. En six heures, vous ferez très bien ce petit travail.
- Je pense que…
- Ne soyez pas modeste, l’a à nouveau coupé Rechner, souriant. Tenez, je vais vous montrer à quel point je vous fais confiance : si vous établissez un bilan satisfaisant, je peux vous proposer la place laissée vacante par ce juif.
- Vous me proposez de prendre la direction de l’usine ? a demandé l’oncle sans trahir la moindre émotion.
- Exactement. Si vous arrivez à prendre en main les affaires de l’usine en une matinée, vous aurez prouvé votre valeur.

Il y a eu un silence : Rechner semblait réfléchir. Il a finalement ajouté à voix basse, avec le sourire un peu gêné de quelqu’un qui confesserait son péché mignon à un ami :
- Tout à fait entre nous, nous préférons de loin laisser une unité industrielle alimentaire à un compatriote. Après tout, n’est-il pas logique que notre armée soit ravitaillée par des allemands plutôt que par des...

Rechner n’a pas terminé pas sa phrase, mais il nous a jeté, à Nancy et à moi, le regard un peu dégoûté qu’il avait jeté aux autres employés. Je ne comprenais pas pourquoi… son rictus était celui d’un homme incommodé par une mauvaise odeur.
- Je suis leur oncle, a précisé précipitamment Josef qui, lui, avait très bien compris. Nancy et Thomas sont allemands, eux aussi.

Rechner s’est détendu légèrement, il a répété qu’il repasserait dans l'après-midi, puis il s’est tiré, non sans avoir lancé sur le ton de la plaisanterie : « N’oubliez pas de contrôler le coffre-fort, Herr Kordik ! ».
- Quel abruti celui-là, a lâché Nancy au moment où Rechner remontait dans son auto.
- Cet abruti me donne une opportunité d’aborder l’occupation dans une position confortable, Nancy, a calmement répondu l’oncle. Je compte sur toi pour m’aider à ne pas rater cette occasion. Ne trainons pas.
- On n’inspecte pas l’usine ? j’ai demandé, un peu inquiet. Des fois que ce soit piégé ?
- Ce type disait n’importe quoi, Tom, m’a répondu Nancy.
- Tu diras aux ouvriers qui viendront qu’ils ont leur demi-journée, a ajouté l’oncle en se dirigeant vers le bureau du directeur.

Nancy travaillait depuis une dizaine d’années en tant qu’assistante de Skatchenko, précédent directeur. Josef turbinait à l’usine depuis presque trente ans dans la partie plus opérationnelle. A eux deux, ils ont manifestement réussi à présenter un bilan correspondant aux attentes de l’officier Rechner. Satisfait, ce dernier a tenu parole et la direction de l’usine a été accordée à l’oncle.

lundi 19 juillet 2010

La résistance en short, chapitre 1 : Opération Barbossa


Le plus marrant dans cette histoire, c’est que je n’ai rien de courageux. Je pense même être plutôt en dessous de la moyenne à ce niveau là. Pas complètement couard, non ! Mais loin d’être brave… De toute façon, c’est facile : « quand tout un groupe est décimé, le ou les survivants ne peuvent pas être complètement clairs ! ». Ma grand-mère disait déjà ça, parait-il, avant même que j'arrive en Ukraine. Ça devait avoir quelque chose de rassurant pour elle, remarque, dans la mesure où la grande majorité des hommes qui l’ont entourée sont morts dans les conflits de 1870, 1914 et 1939.

Désolé Oma, je ne suis pas de cette veine. Là haut, tu dois me lorgner avec un brin de déception : ton père, ton frère, ton mari et tes fils étaient certainement très « clairs ». Ton unique petit-fils, non. Lui, il reste vivant ! Même quand tous les autres y passent.

Je ne suis pas un brave, ça non. Aujourd’hui, à plus de 90 ans, j’ai tout un tas d’excuses pour éviter les tourments, c’est assez facile. Mais à l’époque… A l’époque, j’ai pris une belle leçon de bravoure. Ça oui !

Comme je disais, les hommes de la famille Hübner n’avaient pas, dans la première moitié du vingtième siècle, une espérance de vie démesurée. Mon père a largement contribué à faire baisser la moyenne en réceptionnant mal un éclat d’obus en 1917, quand j’avais deux ans. L’épidémie de grippe espagnole, de son côté, a fait baisser les statistiques féminines des Hübner en emportant ma mère un an plus tard. So ein Pech !

Ma grand-mère, celle du dicton, nous a envoyé à Kiev, avec ma sœur Nancy, chez la tante Maria. Là-bas, la tante et son époux Josef avaient une situation relativement confortable et assez d’énergie pour nous accueillir. De tout ces évènements, je ne garde aucun souvenir. C’est sans doute triste, mais pas de quoi sortir les kleenex non plus en ce qui me concerne. Je ne pense pas être le premier orphelin précoce de cette période là, mais je suis très certainement l’un de ceux qui ont pu s’en sortir le mieux, affectivement et matériellement.

Je n’ai quasiment jamais parlé de ça avec Nancy, mais je crois que, comme moi, elle a très peu de souvenirs de nos parents, et donc une nostalgie très relative par rapport à leur disparition. Pour nous, les premières images, celles du début de la vraie vie, ce sont celles de la rue Vatutina de Kiev. Je n’ai jamais bien su pourquoi Maria et Josef, un couple 100 % allemand, s’étaient exilés en Ukraine. Peut-être tout simplement parce que l’air germain n’était pas le meilleur entre 1918 et 1939…

Anna était l’aide de laboratoire d’un scientifique ukrainien relativement connu à l’époque. Bien que stérile, c’était une femme faite pour être maman. Elle était légèrement ronde, excellente cuisinière, jamais en colère. Un jour, à la rentrée, Nancy et ses camarades avaient du décrire à leur instituteur la profession de leurs parents. Nancy, qui ne comprenait ni ne parlait encore parfaitement l’ukrainien, avait expliqué que Tante Anna était « douce et confortable ». L’instituteur avait levé les yeux au ciel, j’imagine… pour autant, la description tapait dans le mille !

Josef travaillait en tant que chef d'équipe dans la « grande boulangerie n°3 », un nom un poil pompeux pour ce qui était en fait une usine à pain. Adultes, c’est dans cette usine que nous avons trouvé du travail, Nancy et moi. Elle, en tant qu'assistante auprès du directeur, moi en tant que manœuvre. L’oncle Josef était un type taciturne, grand et sec. Très souvent silencieux, l’oncle ne devenait prolixe que quand la discussion tournait autour du football. Capable de ne prononcer aucune parole pendant tout un repas, il pouvait soudain prendre un air exalté, presque dingue, si on avait le malheur de le lancer sur ses jeunes années de gardien de but ou sur le Dynamo Kiev, club qu’il avait adopté aussitôt arrivé en Ukraine.

J’ai donc grandi à Kiev, dans ce cadre là. Sans histoire… Pour tout dire, j’étais un garçon peu curieux, heureux chez lui, plutôt simplet. Pas extrêmement futé, disons. Et quand, au printemps 1941 (j'avais alors 26 ans), mes compatriotes ont lancé l’opération Barbossa, attaquant frontalement l’Union Soviétique, je n’ai pas vraiment su quoi en penser, pour tout dire. Alors j’ai fait comme pour tout : j’ai attendu d’entendre l’avis de Maria et Josef pour forger le mien par-dessus, en plus grossier bien sûr, mais avec la certitude de ne pas être complètement dans le faux.

La première réaction de mon oncle, même sans être très vif d’esprit, j’aurais du comprendre qu’il ne s’agissait pas d’une analyse de premier ordre. Ce jour là, un dimanche, il est revenu du stade bien plus tôt qu’à l’habitude. Et pour cause : le match du Dynamo Kiev prévu n’avait pas eu lieu. L’envahissement de l’Ukraine par l’Allemagne avait poussé une majorité des joueurs de l’équipe du Dynamo à quitter le club, une partie d’entre eux étant notamment partis droit vers la frontière pour combattre. Josef arborait ce fameux air un peu bourru qui lui ressemblait si peu :
- La saison ne sera jamais finie. C’est malin !

Voilà typiquement le genre d’ânerie facile à retenir que j’enregistrais pour les répéter ensuite aux copains de la boulangerie pour faire le malin. Sans me rendre compte, bien sûr, que l’envahissement de leur pays dépassait légèrement le cadre du foot et la frustration d'un supporter.

Pourtant, quand j’ai ressorti à mes collègues Ukrainiens le coup de « la guerre commence, alors zut ! la saison ne sera jamais finie », pas un n’a réagi. Il y en a certainement eu deux ou trois pour se fiche de moi, à la limite. Mais la perspective d’une occupation n’inspirait aucune frayeur.
Il faut dire que beaucoup d’Ukrainiens envisageaient avec espoir l’arrivée des allemands et le départ de l’armée rouge. Les Ukrainiens avaient souffert dans les années trente d’une importante famine orchestrée par le camarade Staline. Bilan : plusieurs millions de morts et une belle rancune contre le moustachu.

Et puis les anciens se souvenaient de l’occupation de la ville par les Allemands en 1918. Ils étaient convaincus que les nazis se comporteraient comme leurs aînés, de façon amicale et civilisée. Certains s’imaginaient même que les occupants rendraient leurs droits et leurs propriétés aux gens spoliés par le régime stalinien. Pour un peu, la Wehrmacht ressemblait presque à une armée de libération (tu parles !).

Mais toutes ces considérations m’échappaient totalement, à ce moment là. Ce qui m’a marqué, c’est donc l’interruption du championnat au bout de quatre journées, amèrement regrettée par Josef. Déçu, l’oncle ! Il s’apprêtait à vivre les plus belles émotions de sa vie, pourtant... et dans le même élan, les emmerdements les plus funestes !

mercredi 7 juillet 2010

Bande d'annonces !

Vous l’avez compris : le temps des ris et des chants est révolu sur cette page. Ça reviendra ! (peut-être !)

En attendant, je remplace –avantageusement– les sornettes habituelles par des récits poignants que je tiens de guest-stars triées sur le volet ! Après mon ami le commissaire San Antonio (quel tempérament, ce San Antonio !), je vous propose le témoignage de Thomas Hübner. Il y a un truc intéressant avec Thomas, c’est que personne ne sait qui c’est. Et pour cause : c’est un personnage 100 % fictif !

Thomas va gaillardement sur ses 100 ans, alors un peu de respect ! Il a vécu des choses pas banales, qui, elles, sont 100 % historiques, vous suivez ? Thomas est allemand, et il habitait à Kiev en 1941 au moment de l’opération Barbossa, vous savez bien, celle qui permit aux Nazis d’envahir une partie de l’Union Soviétique. Avec une bande de jeunes en short, Thomas a participé à une opération de résistance inédite mais ô combien efficace contre l’occupant. Plus ou moins directement, et pas forcément très volontairement… mais quand même !

Attention ! Vous avez l’eau à la bouche…

mercredi 2 juin 2010

samedi 24 avril 2010

Gros con soit qui mal y pense.

Ah oui, bien sûr, je suis distrait. J’oubliai : tout ceci est de la fiction pure et douce. Toute ressemblance avec des éléments de la vraie vie serait le fruit d’une coïncidence que je serais bien en peine de m’expliquer. C’est vu ?

Toute personne assez bête pour déceler une ressemblance entre les personnages ou écoles d’ingénieurs citées dans ce blog et des personnages ou écoles d’ingénieurs réelles dévoilerait au monde entier sa perversité et son esprit tordu. Autant s’éviter ça, non ? Franchement ! Ce serait vraiment crétin. Et y en a marre de la crétinerie !

Voilà pour le laïus indispensable. Ça peut paraître superflu, mais je sais qu’il y a des esprits chagrins en vadrouille sur la toile, à l’affut (tu n’as rien de mieux à faire, sans rire ? au boulot ! grosse feignasse !)

Cette précision étant faite, vous pouvez vous délecter de mes aventures.
San A

vendredi 23 avril 2010

San-Antonio à l'Isara : quatrième de couverture

San-Antonio à l'Isara : Que chacun y mette du sein !

A qui fait-on appel quand les cadavres tombent comme des mouches dans le girond d’une école d’ingénieurs lyonnaise, l’Isara ? Réponse : pas à moi ! Le commissaire divisionnaire Deboeuf, de la criminelle à Lyon, fera bien l’affaire.

Penses-tu : ces cadavres n’ont, parait-il, rien à voir les uns avec les autres. Des petits meurtres. Des petites affaires que la coïncidence centralise au même endroit. De la gnognotte pour petits inspecteurs de police, ça !

Sauf que je ne m’en laisse pas compter. Une coïncidence ? Mes fesses ! C’est tordu, c’est caché, c’est labyrinthique, mais l’ensemble fait bel et bien partie d’une même enquête. Dans laquelle je me lance à corps et à collègues perdus : Jéjé, Pinaud, Béru ? Momentanément absents !

Va donc falloir que je mouille le maillot avec les allié(e)s rencontré(e)s sur place. Et que chacun y mette du sein !

mardi 13 avril 2010

San-Antonio à l'Isara : Epilogue - seconde partie

Où je récapitule pour pas que les lecteurs capitulent

Il est content de me dépasser dans la réflexion, le Dabe. La supériorité de la tête pensante de la police sur les hommes de terrain, ça lui donne des frissons dans les testicouilles. Il suggère :
- Imaginons que je m’appelle Jean Simon. Ou non, plutôt… oui, disons Victor… Hugo. Oui voilà, c’est très bien. Victor Hugo. Vous y êtes ?
- J’y suis, monsieur le directeur !
- Moi, Victor Hugo, je subtilise plusieurs centaines de kilogrammes de drogue à l’Isara. Peu de temps après, trois personnes liées à l'Isara, ayant un prénom pour nom de famille sont tuées. Le fait que les meurtres soient exécutés en modes divers et variés perturbe alors sans doute les forces de l’ordre. Le fait que trois autres victimes aient un patronyme normal également. Mais moi, le coupable, je me méfie ! Je fais le lien ! Je me protège ! Je m’enfuis !
- Permettez un petit compliment, monsieur Victor Hugo ?
- Plait-il ?
- Vous êtes un génie ! Passez moi la familiarité, je ne trouve pas d’autres mots. Evidemment, si le vrai coupable n’était pas dans les premiers interrogés, il devait nécessairement s’inquiéter à l’écoute des actualités.
- Evidemment ! Nécessairement ! répète Achille d’un air entendu.
- Mais cela faisait partie du plan de Durêve. Les dix suspects aux deux noms étaient surveillés depuis le début. Durêve avait posté des guetteurs. La stratégie était bonne : en tuant les suspects déjà interrogés, Durêve appâte la brigade criminelle et pas celle des stups. Ce qui lui assure une certaine discrétion, car même s’ils se font attraper, aucun de ses meurtriers ne sait que tout tourne autour d’une affaire de came. Mais surtout, ces meurtres, pense-t-il, vont forcer le vrai coupable à se démasquer. En fuyant, en se protégeant, que sais-je? comme vous le suggériez.
- Mais Durêve ne surveillait pas les bonnes personnes... il eut fallu qu'il surveillasse son propre demi-frère ! s’emballe Achille. Et, logiqement, aucun des suspects ne s’est trahi…
- Ce qui a plongé Durêve et Leton dans une situation délicate. Les suspects Pierre Charles, Cécile Baptiste et Fabien Henri : questionnés sans succès. Les innocents Jean-Noël Gigonnade, Benjamin Pointe, Jean-Jean Belleride : tués pour la diversion. L’auxiliaire Jeannot Reliure et sa fiancée Jeannette : sacrifiés. Au bout de onze cadavres, toujours pas de mouvement parmi les trois suspects restant !
- La marge de manoeuvre se réduisait ! triomphe le Vieux comme s'il y était.
- Et oui ! C'est pourquoi, avant de s’en prendre aux derniers suspects, Durêve a souhaité explorer une nouvelle piste…
- Laquelle ? demande le Tondu.
- Inutile de faire semblant, monsieur le directeur. Votre modestie vous honore, mais je sais que vous avez deviné.
- Humpf, oui,naturellement, non, je vous en prie, continuez, marmonne Achille.
- Durêve m’a vu près de la troisième victime, à Paris. Il s’est renseigné sur moi, et s’est rendu compte que j’avais, par le passé, montré une certaine aptitude à la résolution d’enquête, si vous me permettez la formule. Il m’a même cru un peu plus rapide que je ne le suis, et a pensé que j’avais déjà le voleur en tête, ou a minima un certain nombre d’éléments à lui apporter. Il a donc capturé un de mes amis dans le but de me faire parler, et m’a donné rendez-vous à l’Isara. But de la manoeuvre : en savoir plus sur son voleur sans avoir à culbuter un ou deux innocents de plus.

Le vieux se lève, fait quelques pas, se rassoit. Il est comme les tennismen qui avant chaque service, font rebondir la balle, toujours le même nombre de fois sans même s’en rendre compte. C’est leur tic à eux. Le sien, c’est de lever, balader, puis rasseoir son triste cul avant les échanges verbaux.
- Pourquoi là ? demande-t-il finalement. Paulo ayant disparu, l'Isara n'était plus aussi accueillant pour ces canailles.
- Certes ! Ils ont du gazer le veilleur remplaçant de Paulo. Mais Leton, à force de travailler la nuit à l'Isara, avait pris ses repères. Et puis l’école est située dans une zone de bureaux, très tranquille la nuit en cas de grabuge. Enfin, puisque cette aventure s’intitule « San-Antonio à l’Isara », il faut bien rentabiliser le titre…
- Admettons. Vous vous rendez donc sur place en avance. Vous déjouez le piège, élucidez l’affaire, puis échappez aux hommes de Pozzi qui a, de son côté et par des voix différentes, également tiré l’histoire au clair. Polo, Durêve et Uduku y laissent la vie. Quant à Leton ?
- Il a été touché à la jambe lors de la première fusillade. Par erreur, sans doute : Pozzi, comme Durêve, souhaitait le garder sous sa coupe : ce chimiste représentait à leurs yeux une corne d’abondance formidable ! Sans connaissance, il a été oublié par nous autres sur place, et probablement considéré comme mort par les hommes de Pozzi qui sont arrivés par la suite. Il est actuellement à l’hôpital Sain-Luc-Saint-Joseph de Lyon. Cette histoire l’a calmé (et non pas camé) : il arrête la drogue et même la chimie. Il a décidé de se mettre à la musique.
- Bien. C'est une vocation plus saine.
Le Dabe, je sais qu'en terme de musique, il est plutôt piano que guitare. Mais il est surtout plutôt science que musique. Mathias m'a dit que le vieux avait rapidement et discrètement essayé d'enrôler Leton dans l'équipe de la police scientifique. Pas fou, le Vioque ! Il a beau chiquer les innocents, je me doute bien qu'il en sait plus que ce qu'il dit. Changement de sujet de la part de Chichille :
- Reste le cas Pozzi. Il est, si mes informations sont bonnes, lui aussi à l’hôpital Saint-Luc-Saint-Joseph, en réanimation. Exact ?

Refroidissement soudain ! Tout récapituler en léchant les fesses du Vieux n’a visiblement pas suffi à le dérider complètement. Le cas Pozzi-Béru le chiffone, il a retrouvé sa gueule d’enterrement. Et pas n’importe quel enterrement : le sien !
- Ecoutez, San-Antonio, solennelise-t-il. Que Blanc, Pinaud et Bérurier aient participé à cette mission sans être assermentés est un problème mineur au regard de l’aide qu’ils vous ont apportée. Mais que ce dernier… fasse… ce qu’il a fait… et dans un lieu public, de surcroit…
- Je ne peux que répéter : nous lui devons d’avoir récupéré la drogue, plus des aveux dans bien d’autres affaires.
- Mais, pour commencer, que faisait-il sur le toit de cette auto ? s’emporte le Dabe.

C'est vrai, à la fin ! Qu'est-ce que le Gros faisait là-haut? Question que je me suis longuement posée... J'explique :
- Pourchassés par les gorilles de Pozzi, nous avons fui l’Isara à six à bord d’une Austin Mini, monsieur le directeur. Cinq à l’intérieur, Bérurier sur le toit. Quand Pozzi nous a dérobé le véhicule, Bérurier était toujours allongé dessus.
- Pourquoi diable n’en est-il pas descendu quand vous vous êtes arrêté ?
- Il s’est endormi, monsieur le directeur.
- Vous plaisantez !

Et non, je ne plaisante pas ! Sa Majestée n’était pas blessée, mais elle s’était simplement endormie sur le toit de la Mini. Pozzi, qui s’est précipité vers la tire en défouraillant sur moi, ne s’en est pas rendu compte. Comprenant que ça allait rapidement barder pour son matricule et qu’il n’avait plus rien à espérer à Lyon, le napolitain mis les adjas, direction : l’autoroute de Turin.

C'est sur une aire d’autoroute, alors qu’il comptait changer de guinde pour éviter les barrages que nous avions fait mettre en place un peu partout avec le signalement de la Mini, que Pozzi a malencontreusement refermé sa portière sur le doigt de l’Hénaurme.

Grosse surprise de Pozzi, grosse rogne du majestueux. Qui commence à tabasser le nain. Découvrant en cours de route qu’il a affaire à Pozzi en personne (dont je lui avais parlé mais qu’il n’avait jamais vu), le Dodu prends l’initiative de donner une tournure interrogative au passage à tabac. Pozzi est un dur : il se tait. Béru sort alors l’artillerie lourde. Les vacanciers en transit sur cette aire d’autoroute perdue de Savoie ont la stupeur de voir le gros, cul nu et pointé à quelques centimètres du naze de Pozzi, poser des questions et loufer quand les réponses ne lui conviennent pas.

Certains essayent bien de s’interposer. Un savoyard courageux s’évanouit en s’approchant un peu trop près des effluves (un Savoyard pourtant !). Un touriste anglais menace, à distance, d’appeler la police, ce à quoi Béru répond en tendant sa brême « Aïe âme oine Flicman maille self, sœur ! ». Convain-cul (poilu et malodorant), le rosbif (heureusement Italophone) va jusqu’à prendre en note les aveux exhaustifs de Pozzi qui, asphyxié, en perd son français. Les notes du rosbif nous permettent de clore l’affaire proprement. Hélas, la méthode, exhibée au grand public, déplait au Chauve.
- Bien, San-Antonio, décrète-t-il, solennel. Merci d’être venu, je vais aviser.

Je mate Achille en me levant. Et décèle un minuscule, ténu, tout petit, rabougri, fripé, piètre, dérisoire et insignifiant bout de sourire à la commissure (de police) droite de ses lèvres. C’est gagné ! Le gros n’aura pas d’ennui. C’est l’effet-prout. Tordu, quand on y pense ! Craquer une louise devrait être aussi normal que respirer ou avoir les cheveux qui poussent. Mais non, non ! Certains, parmi la race prétendument la plus évoluée sur terre, ont réussi à faire de la loufe un élément de gêne. Et, fort heureusement, de rire ! Le Tondu ne fait pas exception et bizarrement, l’équilibre semble pencher du côté de la poilade.

La nouvelle assistante du Vieux me raccompagne jusqu’à la porte. Elle a l’air coquin, tiens, dans sa robe sombre. Je gage que le Dabe la satisfait mal, la pauvre bichette. Elle me semble mériter un chibre tonique, cette petite. Après qu’un minable ait dérobé pour une fortune de drogue, j’estime avoir le droit, moi, de dérober cette gerce. De la déchausser, de la déculotter, de la désoutiengorger.

Je sors d’une nuit blanche, je suis un brin fatigué : va donc falloir qu’elle y mette du sein !

vendredi 9 avril 2010

San-Antonio à l'Isara : Epilogue - première partie

Où je récapitule pour pas que les lecteurs capitulent

Je regarde parfois des choses qui ne me regardent pas. C’est ce qui fait de moi un enquêteur hors-paire. Le Scalpé du bulbe... pardon : Achille Hachille, le directeur de la police, le sait bien, et il me passe volontiers mes initiatives un peu tsoin-tsoin quand (je devrais dire « car ») elles sont couronnées de succès. Pour une raison qui m’échappe et qui me pèse (qui m’est chape !), il a moins de facilité avec les libertés que peut prendre Béru.

Le Vieux caresse son bureau avec ses long salsifis. Il se recoiffe une mèche qui n’existe plus depuis des lustres. Me regarde. S’apprête à bonnir un discours que je n’ai pas envie d’entendre. Pour pas t’emmerder pendant une conversation, ouvre ta gueule, comme disait je sais plus qui. J’interviens donc :
- J'insiste sur le fait que la démarche de Bérurier nous a permis de mettre la main sur le stock d’Héroïne que Pozzi s’était approprié. Et d’élucider une demi-douzaine d’affaires mal classées dans lesquelles l’Italien trempait de la tête et des épaules.
- J’entends bien ! s’exclame sèchement Peau-de-Fesse. Mais vous le savez, San-Antonio. La fin ne justifie pas toujours les moyens. Surtout certains moyens ! Ce qu'a fait Bérurier...

Il se lève, fait un tour de son bureau, se rassoit. Je sens bien qu’il a envie de passer l’éponge, Achille. Mais ça ne lui est pas facile. Il va falloir que je l’aide à noyer le poisson.
- Reprenons le tout du départ, suggère-t-il. Je n’ai, après tout, pas suivi cette affaire de près. Hier midi, vous me demandez l'autorisation de prendre en charge l'affaire... 24 heures et quelques morts violentes plus tard, on m'apprend sans aucune forme de détail que Bérurier s'est rendu coupable de... de... hum.

Certains mots refusent de sortir de certaines bouches. Le Vieux n'a pas l'intention de se faire violence pour dire "prout", "zigounette" ou "augmentation salariale". Il enchaîne :
- Hum ! Parlez-moi de Joss Leton.
- Joss Leton était un chimiste jeune et brillant, monsieur le directeur. Mais instable. Il a mis sa science au service de la Maffia italienne. Dans un mauvais labo, il produisait de l’héroïne basse qualité pour le compte de Pozzi. Mais ce travail ne lui convenait pas : il se sentait capable de créer une dope bien plus élaborée, à condition d’avoir un matériel plus moderne.
- Un beau jour, intervient le Scalpé Suprême, son frère lui apprend que ces moyens sont accessibles à l’Isara, l’école pour laquelle il est garde de nuit. Juste ?

Il biche toujours quand il a l’impression de tout deviner, le Vioque. Je suis là pour l’adoucir : je décide donc de le caresser dans le sens du non-poil.
- Parfaitement, monsieur le directeur ! je m’enthousiasme. Walter Paulo, qui n’est en réalité que son demi-frère, lui suggère ceci : commencer ses travaux de recherche, puis les mettre en application à l’Isara, toutes les nuit où lui, Paulo, est de garde.
- Ce que Leton accepte, je parie !
- Vous avez tout bon, monsieur le directeur. Leton est un fortiche : il trouve rapidement la formule qui lui permet, à partir du pavot fourni par Pozzi, de continuer sa camelote pour le Napolitain tout en produisant son héroïne parfaite en parallèle. En plusieurs mois, 250kg de poudre sont dissimulés dans un faux plafond de l’Isara. Seulement voilà : au moment où Leton prévoit de commencer la commercialisation de son produit…
- Ne dites rien ! s’exclame le Tondu. Le stock disparait ! C’est cela ?

Mes yeux ronds et ma bouche béante terminent de convaincre le Dabe qu’il est loin devant Sherlock dans la hiérarchie des cadors de la déduction.
- Et je mettrais bien une pièce sur l’identité du voleur, ajoute-t-il, son long index inquisiteur pointé vers moi. C’est Walter Paulo qui a fait le coup !
- Comment l’avez-vous deviné ?
- Une inspiration, affirme le Vieux avec une modestie aussi fausse que je suis sceptique.
- C’est prodigieux, cette inspiration ! Paulo, en effet, se fait la malle avec les 250kg. Etant seul àl’Isara dans l'exercice deses fonctions, il a facilement pu réaliser l’opération en toute discrétion une nuit où Joss ne produisait pas. Le lendemain, il contacte son demi-frère, catastrophé, et joue le complice accablé : « quelqu’un s’est emparé de notre butin ! ». Paulo rassure Leton : tout le personnel de l’Isara, les élèves, les profs et tout ce qu’on peut trouver dans une école (la liste est plus longue et plus étonnante qu’il n’y parait ! mais baste, le temps me manque pour développer ce point), est soumis à un système de badge. Il va facilement trouver qui s’est introduit un nombre suffisant de fois dans la cache pour la vider.
- Alors ! s’écrie le Vieux en fermant les yeux et avec l’air de produire une réflexion intense. Alors… alors… il lance son demi-frère sur une fausse piste…
- Si vous ne m’avez jamais vu bluffé, monsieur le Directeur, profitez-en. Car vous avez mis dans le mille ! Paulo réussit en une seule ruse à : donner à son frère un indice bidon sur le coupable, qui aurait un prénom pour patronyme ; disparaitre sans laisser d’adresse en prétextant qu’il s’est trop mouillé ; faire en sorte que Leton ne puisse plus avoir accès aux relevés des badgeuses. Leton est désemparé ! Il fait alors appel Yvan Durêve, un embobineur de première. J’ignore comment ils se connaissaient, mais en tout cas, Durêve accepte de marcher dans la combine de Leton. Il commence par contacter Paul Uduku, un étudiant de l’Isara, pour obtenir une liste des doubles-prénoms. Le gosse tape dans l’annuaire de l’école et liste les personnes concernées. Elles sont au nombre de dix. Durêve déploie une armée de malfrats pas chers pour pister ces dix suspects. Dans le lot, quatre ont des alibis en béton armé pour la période du vol.
- Mais les six autres, non ! Et c’est à eux, j’en mettrais ma main au feu, que Durêve s’en est pris.

Je me retourne. Je tourne ma tête dans tous les sens, comme si je cherchais quelque chose dans la pièce.
- Tout va bien, San-Antonio ? s'inquiète le bientôt gâteux.
- Vous m’avez piégé, monsieur le Directeur ? je demande. Où est la caméra !
- Pardon ?
- Vous avez lu tout le dossier ! Et vous êtes en train de me filmer pour immortaliser mon ébahissement face à votre sagacité simulée.
- Mais grands Dieux non ! proteste-t-il. Je n’ai rien su de cette affaire, si ce n’est son dénouement. Je le jure !
- Alors comment expliquer le fait que vous en deviniez tous les rebondissements ? Car, oui, monsieur le directeur, c’est bien aux six autres suspects que Durêve s’en est pris ! Il les a interrogés, les uns après les autres.
- Et naturellement, ils ne savaient rien ! affirme le Dabe sur un ton péremptoire.
- Naturellement ! Par discrétion, Durêve a fait assassiner ceux qu’il a pu cuisiner. Comprenez : quand vous demandez à un inconnu s’il vous a dérobé une petite fortune en héroïne, vous n’avez pas intérêt à le laisser vivant derrière vous.
- Bien sûr que je comprends ! s’emporte le Vioque.
- Leslie Psales, une pro de la lame, Vatlav Elku, un Slovaque maniaque de la corde, et Jacek Enkula, un excité polonais de la gâchette, ont perpétré les trois premiers meurtres. Le Gang Rennais, un groupe de trois bricoleurs, était censé s’occuper de deux autres suspects. Nous avons retrouvé leurs références dans les affaires de Durêve. Pour brouiller un peu les pistes, notre barbu a également fait tuer trois innocents dans le laboratoire de Physique de l’école, via un pauvre bougre nommé Jeannot Reliure.
- Stop !

Le Vieux a levé sa grande paluche devant moi. Il a les sourcils aussi froncés que possible.
- Quelque chose me chiffonne.
- Quoi donc, monsieur le directeur ?
- Quelque chose qui cloche dans le plan de Durêve. Le voleur, s’il avait existé… constatant les assassinats, il aurait du se méfier, non ?
- Je ne suis pas sûr de vous suivre, affirmé-je alors que je vois clairement où il veut en venir –mais faut le faire mousser un maximum !