lundi 25 janvier 2010

San-Antonio à l'Isara : Chapitre 4

Ne confondez pas « Retour de bambou » et « come back de chanteuse »

Ce qu’il se passe par la suite est nettement moins bath, figure-toi, ami acheteur (car ce serait hypocrite de t’appeler uniquement lecteur, quand ce qui m’intéresse le plus chez toi, c’est bel et bien l’oseille que tu me procures en achetant mes écrits). La grosse standardiste, Nadine, effarouchée par le verbe béruresque, a mis ses menaces à exécution en entamant une procédure à l’encontre de sa Majestée la grosse pomme. L’affaire se présente d’autant plus mal que le pépère a récidivé dans le « marcellement-sextuel » le lendemain du coup de téléphone virtuosement[1] raconté dans le chapitre précédent. Béru vient de recevoir une convocation en conseil de discipline.

- Avais-tu besoin, hé, Baudruche, d’aller ré-attaquer cette mocheté au lendemain d’une menace de représailles aussi claire ? je gronde.
- C’tait t'une façon d'mettre les poings sur les vits ! m’assure Béru. Elle avait tell'ment après-skié mes performanches, que je m’suis dit qu’remett’ le couvert, en signe de pet, était le meilleur moyen d'passer loutre cette histoire.
- Mais comprends-tu, bougre de tubercule papatéen, qu’elle a maintenant deux témoins contre toi ?
- Mets-toi z’à ma place, Sana : les mômes Sylvie et Pauline étaient au turf au standard, j’allais quand même pas les fout’ dehors, si ? Ma constance professionnelle m’interdit d’empêcher trois gerces de turbiner en six-mules-tannées ! Qui aurait répondu en cas de coup de bigniou ? Tu peux me l’dire ? Tézigue, p’t-être ?

Apparait alors, à la porte de mon burlingue, César Pinaud, que l’affaire Bérurier a provisoirement tiré de sa retraite pour le rapatrier vers chez nous. Avec son mégot de trente ans aux lèvres, sa tête de derche dépressif, il s’est mis en tête de sortir le Gros de la mouise, et il potasse depuis ce matin le code de bonne conduite de la police française.
- Salut, Antoine, dit-il d’une voix aussi fripée que lui-même. Je peux t’emprunter Alexandre-Benoit quelques minutes ? Nous devons convenir d’une ligne de défense cohérente avant sa comparution devant le conseil, après-demain.

La Pine m’attendrit autant qu’il m’agace, ces temps-ci. Son dévouement confirme qu’il est sans conteste (mais également sans stratégie valable) une des plus belles âmes de ce monde. Mais il me semble surtout terriblement gland, avec son chemisier, rentré à la va-vite dans son triste slibar, lui-même dépassant de plusieurs centimètre au-dessus de son bénard (ses antiques bretelles ont explosé le jour où Béru a voulu en faire un lance document pour ne plus avoir à se lever au bureau).
- Courage, je grommelle en quittant la pièce. Et je me demande si le « a » n’est pas de trop.
- Merci, répond la Vieillasse d’un ton solennelle. Oh, attends avant de partir… tiens, tu pourras relire ceci ? me demande-t-il en me tendant une feuille qui a sans doute servi de papier-cul à un vendeur de laxatif. C’est mon argumentaire pour Béru, j’ai peur d’y avoir laissé une ou deux coquilles…
- Des coquilles ? marmonné-je. Tu es bien sur de l’opportunité de la lettre « q » ?
- Tu t’aigris, Antoine, glapit la Guenille, visiblement vexé, mais que je soupçonne de n’avoir pas compris mon trait d’esprit. Tu devrais manger tu sais quoi ? Des carottes. Ça rend aimable, les carottes.
- Et, pour le coup, je ne saurais te suggérer assez de ne pas oublier le « a », ajoute une voix depuis le couloir, par la porte ouverte.

C’est Eloi (c’est tes lois, cette haie loua, sept hait l’oie, ces tel ouah).
- Gone ! m’étonné-je. Que nous vaut ta visite ?
- Si c’est possible, j’aime autant te le dire en privé, élude-t-il provisoirement.
- Sensass’, figure toi que mes collaborateurs étaient justement en train de quitter mon bureau.
- Mais Antoine, braie Pinaud, c’était toi qui partais…
- Hé bien c’était une erreur ! contre-attaqué-je. Ici, c’est mon burlingue, j’en dispose comme je veux, et toi tu m’indisposes !

Penaud, Pinaud s’évacue mollement. Bourru, Béru craque une louise. Et Eloi peut prendre place. Je dois avouer ceci, ami constipé (car je n’ignore pas que beaucoup de mes bouquins terminent leur carrière aux cabinets –comme les docteurs et les avocats, du reste, je vous laisse apprécier le standing !), je dois t’avouer ceci, donc : je ne t’ai pas tout dit. Si je suis aussi bienveillant avec ce jeune gars que je connais à peine et avec qui je me suis castagné par téléphones interposés il y a trois jours, c’est parce qu’il a la mine d’un mineur dont la mimine aurait déclenché une mine, exterminant au passage la mine de son crayon.
- Ça ne va pas fort ? m’inquiété-je.
- Non, il lâche. J’avais raison.

Je me gaffais bien d’une merdouille de ce type. Je vais même te dire : dès que j’ai vu sa bouille, j’ai compris qu’il y avait eu du vilain entre Saône et Rhône. J’apprécie assez son non-triomphalisme, au gamin : vu la manière dont s’est terminée notre dernier échange de points de vue, il pourrait me rentrer dedans, mais il s’en abstient.
- Un troisième macchab' ? je pronostique.
- Voilà, confirme-t-il.
- De l’Isara ?
- Oui.
- Double prénom ?
- Oui, encore.

Et là, mes petits biquets, s’annonce une question des plus emmouscaillantes.
- C’est la personne pour qui tu craignais ?
- Non… moi, je pensais à Bérangère Michel, une chouette nana que j’ai parfois un peu tripotée. Mais c’est pas mieux : j’avais oublié qu'un de mes meilleurs potes s’appelait Fabien Henry. Nous, on l’appelle « N’a-qu’une-fesse » depuis des années…

Comme quoi, quand tu poses une question gênante, il faut t’attendre à une réponse qui ne l’est pas moins ! D’ailleurs, j’ai remarqué que les questions sont rarement indiscrètes, pertinentes, sympathiques, de fond, de forme, de face ou de profil. Ce sont bel et bien les réponses qui sont tout ça ! Enfin brèfle, comme dirait l’enflure.
- Désolé pour ton ami N’a-qu’une-fesse, je murmure sincèrement. Comment est-ce arrivé ?
- Bastos dans le cassis.
- Quand ?
- Il y a 15 minutes.

Alors là, je tressaille comme il faut, mes frères. C’est du tout récent : attention, forfaiture fraîche !
- Où ?
- Station de métro Duroc, sur la ligne 13.

Le môme devine que, s’il ne dit pas tout d’un coup, il va subir toute la batterie, non pas de cuisine, non plus que celle de Ringo Starr ou celle de ton baladeur, mais bien toute la batterie de questions qu’un flic pose à un témoin. Il s’apprête à tout déballer, mais je l’arrête d’un geste.
- Tu me raconteras tout le reste en route, gone.
- Où va-t-on ?

Toi, mon ami voyageur (car un certain nombre de mes bouquins est gentiment vendu dans les boutiques Sncf pour désennuyer les usagers), tu l’as bien deviné, je suppose ? Oui ! Bravo, on retourne sur les lieux du crime. J’en affranchis Eloi en passant mon lardeuss.

Pendant qu’on chemine, Eloi raconte :
- On est venu à Paris pour le salon de l’Agriculture, le père de Fabien est exposant, il fait du pâté, et il a besoin d’aide sur son stand. Ce midi, on est allé manger chez un ami à moi vers Duroc. Alors qu’on entrait dans le métro pour retourner au salon, y eu une bousculade, Fabien s’est vautré. J’ai commencé par me marrer, ce qui était plutôt malvenu, car le pauvre vieux ne s’est jamais relevé. Quand j’ai vu qu’il y avait du raisin sur le sol, j’ai compris que quelque chose déconnait. J’ai vu un type ranger furtivement quelque chose dans sa parka, j’ai cru voir un pétard avec silencieux, mais je suis sûr de rien. Je me suis cassé vite fait : j’étais pas rassuré-rassuré, et j’ai pensé qu’il valait mieux venir t’affranchir directement.
- Bon réflexe, gars.
- Ce ne sont plus des coïncidences, non ?
- Mes coïncidences en prennent plein le dargiflard avec ce nouveau coup, admets-je. Je te promets de me retourner les méninges pour tirer ça au clair.

Ce sidi, je me demande encore un peu s’il y a un lien à tous ces meurtres. Sont-ce des meurtres à chaque fois, d’ailleurs ?
- T’as su si le pendu avait été pendu de force, d’ailleurs ?
- Affirmatif.

Bon. Un prof, un étudiant, une étudiante. Pendaison, égorgeation, flinguation. A l’Isara, à un autre endroit dans Lyon, à Paris. Ce merdier ! T’y vois clair, toi ? Moi pas. Je capte pas le fil qui relie tout ça ensemble. Cette affaire s’annonce comme une tarte ratée : elle ne se tient pas, dégouline, se répand, et il parait impossible de la tenir fermement et entièrement à une main. Mais nous n’en sommes qu’au commencement ! J’interroge :
- Maintenant qu’un troisième nom grossit la liste, tu vois un dénominateur commun aux victimes ? Une dénominateur commun qui t’aurait échappé ?
- A part l’Isara, répond Eloi, et les deux prénoms, non.
- Nom de nom ! ponctué-je avec à propos. Doit pourtant bien y avoir une raison pour laquelle on dézingue à tout va le personnel de l’Isara. Qui s’amuserait à bousiller toute une liste d’honnêtes gens pour le simple motif qu’ils ont un prénom pour patronyme ?
- J’y pige rien, répond Eloi, ce qui constitue une réponse honnête mais moyennement utile.
- Décris-moi toujours le type au flingue, je demande.
- Chais pas trop si c’était vraiment un poinçon, Commissaire. Mais bon, disons que c’était un grand. Bonnet et parka noirs. Sale gueule... Il s’est glissé dans le métro une seconde après que je l’ai vu, et il était loin…

Tu parles d’un indice ! Je jette un coup d’œil par la vitre de ma Maserati : des types grands, habillés de noirs, j’en aperçois déjà cinq ou six sortant de la bouche de métro la plus proche.

Je conduis ma chignole sans ménagement, avec le gyrophare, deux roues sur le trottoir quand il faut contourner un embouteillage, les pneus qui crissent et le toutim, mais Eloi ne semble pas inquiété. Pas par ma conduite, en tout cas : il se laisse bringuebaler au gré des secousses qu’imposent l’allure sportive de mon bolide sans même tenter de s’accrocher. Mais il est pâle comme le dargif d’une pharmacienne et je me demande in petto si retourner précisément là où son poteau a lâché la rampe le réjouit.
- T’as pas remarqué quoi que ce soit de bizarre ces derniers temps avec N’a-qu’une-fesse ?
- Boarf…
- Comportement anormal, fréquentations inhabituelles ? tenté-je de l’aiguiller.
- Peut-être un type, ce matin au salon... Pendant tout le trajet pour te rejoindre, j’ai bien réfléchi à ça, et je ne vois rien d’autre : un mec s’est approché de lui, lui a posé deux-trois question de base sur le pâté Henry, puis il lui a demandé s’il était le fils du proprio, et si oui duquel.
- Y a deux proprio pour les pâtés Henry ?
- Ouais : le père de Fab travaille en collaboration avec un associé du nom de Paillant.
- La suite de la converse ?
- Le type a engagé la conversation sur N’a-qu’une-fesse : ses études, ses projets… je n’ai pas suivi le babillage en plein : j’avais à faire. Mais j’ai bien remarqué que le type n’avait pas vraiment le profil d’un gars proche de l’agriculture, ni du pâté, ni de quoi que ce soit ayant un rapport avec le stand du père de N’avait-qu’une fesse.

Je souris intérieurement (essayez de sourire intérieurement, vous verrez comme c’est difficile !) à cette adaptation du sobriquet, mais ne laisse rien transparaître et invite Eloi à poursuivre.
- Ce midi, avec Fab, on en a reparlé en se marrant, de ce gars. Dans les salons, tu rencontres toujours des zigs lourdingues qui s’accrochent à tes basques pendant deux plombes. C’est chiant comme la lune sur le coup, mais toujours assez marrant d’en reparler après coup. Mais là c’était carrément spécial : le gars a fini par poser des questions un peu bizarres, du genre « en soirée étudiante, vous buvez ? vous fumez, peut-être ? », tu vois le topo ?
- Il lui a proposé de le fournir en schnouf ?
- Quasi… à demi-mot…
- Il a répondu quoi, ton poteau ?
- Je sais pas trop… je suppose qu’il a dit qu’il n’était pas intéressé. Fab et moi on piccole, mais on est pas trop fumette, ni poudrette.
- Description du gazier, bitte schön ?
- Barbu, brun, l’air un peu bucheron. Pas très grand…

Je turbine un maximum. Le magazine Phosphore pourrait venir faire un numéro complet sur moi, à cet instant ! Se pourrait-il qu’une histoire de stupéfiant soit à l’origine de ce micmac ? Pourquoi pas ! Et puis je n’ai pas grand-chose d’autre à me mettre sous la pogne.

Nous voici à Duroc (station de métro qui aurait pu tout aussi bien s’appeler Ducap, Dupic ou Du-que-dis-je-c’est-une-péninsule, comme me le confiait Edmond Rostand il y a peu). Nous nous engouffrons dans les profondeurs souterraines du métro qui est bien soigné, puisqu’il est poli-teint. Je dresse ma brème magique devant le pif des matuches qui sont déjà sur place et nous accédons au cadavre.

Sur le sol brun du quai, le corps de Fabien Henry paraît bien pâlot. Je remarque que le pseudonyme du défunt n’était pas mal choisi : parfaitement allongé sur le dos, il a pourtant le bassin légèrement tordu, car une moitié de son prosibe est assez nettement moins volumineuse que l’autre. A côté de moi, Eloi a les yeux rivé sur son camarade. Les macchabés, quand on n’a pas l’habitude, ça aimante toujours le regard. Qu’une gerce des plus canons passe à côté de toi en te lançant des œillades coquines n’y changera rien, tu n’auras d’attention que pour la dépouille.

Je plonge la louche dans les poches de cet étudiant qui n’étudiera plus grand-chose. Larfeuille, téléphone portable comme les jeunes d’aujourd’hui, paquet de clopes (des light, si tu veux tout savoir), paquet de prospectus « Les pâtés Henry-Paillant ». Podzib, autrement dit ! Par acquis de conscience, je feuillette le tas de prospectus, des fois qu’un papelard s’y soit intercalé. La démarche (que j’ai toujours préféré à la décrève !) est payante : il n’y a rien que des prospectus dans le paquet, mais l’un d’eux n’est pas « Henry-Paillant », mais « Cerles & Fesse, assurances agricoles ». Le papier glacé est le support d’une bafouille manuscrite :
« Le faux plafond, c'est toi ? Si oui, appelle ce numéro avant 13h00. Bonne prime à la clé. », suivi d’un numéro de turlu portable sans les quatre derniers chiffres. « Ajoute la date du vol moins quatre jours pour avoir le numéro complet », précise une ligne supplémentaire.

C’est râpé pour le numéro de bigot : je n’ai pas la moindre idée des quatre chiffres manquants, et aucune piste pour les deviner. Le type qui a mis ça là était un pro, en tout cas : avec ce code il brouille la seule piste qui permettrait de remonter à lui sans avoir besoin de revenir faire le ménage dans les poches du gamin.

Ma tocante est formelle : si je prends en considération le temps qu’a mis Eloi à me rejoindre et celui que nous avons pris pour rappliquer, alors l’ami N’a-qu’une-fesse a été abattu aux environs de 13h. Intéressant !
- Hé, Gone, t’as pas lâché ton pote d’une semelle, aujourd’hui ?
- Bah je l’ai pas suivi jusque dans les chiches, mais sinon, je l’ai toujours eu en vue.
- Il a passé un coup de fil ?
- Nada. Son téléphone ne marche plus, il emprunte le mien en cas de besoin.
- Il t’a parlé de ceci ? dis-je en tendant le prospectus « Cerle & Fesse »

Eloi déchiffre et délettre, puis hausse les sourcils.
- Négatif… il ne s’est probablement même pas rendu compte de la présence de ce truc : nous avons en permanence cent tracts à distribuer dans les poches de nos nippes.

Mine de diamants[2], j’échafaude silencieusement un scénario.
A) Une bande –un barbu et un grand habillé de noir, au moins– cherche à joindre « un contact ».
B) Après deux essais manifestement soldés par des échecs, la bande insiste : le barbu tente d’approcher Fabien Henry : questions sur son nom, sur son école, pour être sûr de ne pas se tromper. Il lui refourgue un message codé : ordre d’appeler un numéro codé dans un délai précis.
C) J’imagine que s’il avait été « le contact », Fabien Henry aurait compris à qui il avait affaire quand le barbu l’a cuisiné.
D) N’étant pas ce fameux contact, le gamin ne se rend compte de rien, pas même qu’on lui a refilé un ultimatum. Il ne s’inquiète donc de rien.
E) Devant cette non-réponse, le grand sapé de noir dégomme.

Interrogations pour le cas où ce scenar est le bon : y a-t-il une histoire de came derrière tout ça, comme le laisse suggérer certaines questions du barbu ? Les autres victimes ont-elles été contactées de la même manière ? Les meurtres sont-ils systématiques, ou pas ? Autrement dit : quand ils auront mis la main sur le contact recherché, les vilains le supprimeront-ils, ou ont-ils d’autres projets pour lui ? Une chose semble sûre : la « bande » n’a visiblement que deux indices sur la personne qu’ils cherchent : il a un prénom comme nom de famille, et il est lié à l’Isara. Partant de là, notre gang tâtonne. Bon.

Je ne vois rien d’autre à faire ici, et je sens le petit Eloi tout chose, comme dirait Alphonse Daudet. Je m’apprête donc à suggérer de mettre les adjas vite fait, quand une rame métro apparait dans le tunnel. Sochaux must go on ! comme on dit dans le Doubs. Un pauvre type laisse son sang dégouliner tristement le long du quai, mais le métro ne s’arrête pas. On ne va pas retarder des centaines d’autres usagers RATP à cause d’un seul d’entre eux ! Encore moins un qui n’a désormais plus d’activité urgentes à effectuer… Les flics en place empêchent les badauds d’entrer ou sortir de la porte la plus proche du cadavre, pour respecter un périmètre d’investigation. Pour le reste : circulez, y a rien à voir !

Le métro s’arrête, dégueule un paquet de types et de nanas moroses, en aspire tout autant, et s’apprête à repartir. Mais, juste avant la fermeture des portes, quelque chose de pas banal se produit : deux têtes sortent du premier wagon par la même porte, l’une au-dessus de l’autre. On ne distingue pas les corps des deux têtes : ils sont hors de vue, à l’intérieur de la rame. Les têtes se rétractent simultanément après que les deux paires d’yeux y afférant ont inspecté furtivement les quais.

La vision s’est faite fugace, mais je n’ai aucun doute… les deux têtes étaient ainsi disposées : un bonnet noir en haut, une barbe brune en bas. En deux foulées, je suis dans le métro, d'où je fais signe à Eloi de m'attendre là.


[1] Ce passage est réservé à ceux qui liront ma prose en 2017, que l’adverbe « virtuosement » sera intégré au Larousse.
[2] Hé, les gars, vous êtes dans un bouquin d’élite ! Ne vous attendez pas à lire « mine de rien », je navigue plus haut que ça !

lundi 4 janvier 2010

San-Antonio à l'Isara : Chapitre 3

Attention : « Téléphon » ≠ « t’es félon ! »

L’Hénaurme ne ferait pas un bon secrétaire : il décroche le combiné, puis le porte comme il convient, l’écouteur au niveau des esgourdes et le micro à hauteur des chicots. Mais la suite est nettement moins conventionnelle. Le Gros termine de s’éclaircir la gorge d’un rot surpuissant que moi-même, je n’ai anticipé : je sens une de mes mèches qui fait l’essuie-glace sous l’effet de la bourrasque. Béru me fait remarquer :
- C’t’une boisson de gonzess’, c’est entendu, mais ni-veau du renvoye d’gaz, faut z’admettre que c’est corrèc’.

La voix aigre de l’une des standardistes de la grande taule jaillit du combiné de manière si perçante que je peux capter sans souci sa tirade :
- C’est des manières de répondre au téléphone, ça, oui ?

Béru semble se rappeler à cet instant précis l’utilité de l’objet qu’il tient dans sa main.
- Ah c’est toi, Nadine. C’est poilant que tu me contactasses au moment même où j’évoquasse ton nom ! pouffe l’enflure. Y a pas deux secondes, je rouscaillais t’à propos de la Grosse Nadine !
- Plait-il ? réplique la réceptionniste, sur la défensive.
- Laisse, c’est trop spiritueux, affirme Béru en m’adressant un clin d’œil entendu. Mais restons pro-fesse-Lionel… queue de veau[1] ce coup de turlu ? Un coup d’chibron express, kiff la dernière fois ? ajoute-t-il avec un nouveau clin d’œil plus polisson.
- Ça ne va pas ? rugit l’autre dans le combiné. Gros proc ! Parlez-moi encore une fois sur ce ton et je fais un rapport pour harcèlement !
- Dis donc, grosse mère, si j’suis un thon, t’es bien ma morue, s’impatiente Béru. Qu’je sache, t’as pas tant jaspiné quand j’t’ai proposé un limage feurst quoility, au pot de départ de l’adjudant Tifrice !
- Oh ! s’indigne la mégère. Vous… Vous avez honteusement profité de mon état de… hum… légère ébriété pour me violer à demi ! C’est uniquement pour éviter des tourments à mon pauvre mari que je n’ai pas porté plainte !
- Pour éviter les tourments zou pour éviter les comparussions entre ses séances de paf à celle qu’j’t’ai poprosé ? ricane la grosse pomme. M’semble bien t’avoir entendu jacter qu’t’avais jamais z’autant pris ton panard qu’pendant not’petite affaire !
- Gros dégueulasse ! vagit la standardiste, apparemment à court d’argument après la dernière remarque du gros.
- Greluche ! réplique Béru en raccrochant violemment. Non mais l’aut’ ! ajoute-t-il en décapsulant rageusement une nouvelle cannette. Porter pleinte... T’entends comme elle est prose-et-derrière !
- On dit « procédurière », je soupire. Je te signale que tu parlais toi-même demander une sanction contre Poilala il y a deux minutes. Et gaffe à la boisson, gros, tu vas encore en mettre plein ton burlingue !
- Nez crainte, j’suis z’habitué doré d’l’avant.

Le téléphone sonne alors que Béru s’octroie un spectaculaire cul-sec, ce qui m’offre l’opportunité de répondre à sa place. La môme Nadine ne me laisse pas le temps d’articuler la moindre syllabe :
- Attendez-vous à des emmerdements, sac à merde ! Votre rapport, vous l’aurez, et salé, encore ! Et maintenant, passez-moi le commissaire San-Antonio s’il est dans votre bureau, et dans le cas contraire, téléphonez directement votre avocat sans trainer, immonde raclure ! Pervers ! Dégueulasse !
- Commissaire San-Antonio, je gazouille. N’en jetez plus, s’il vous plait chère madame, et faites moi savoir l’objet d’un si agréable appel.

Léger flottement sur la ligne.
- Oh, monsieur le comm… je suis si… je pensais que c’était… balbutie la vachasse.
- Dites, mon chaton délicieux, ne nous comprendrions-nous pas mieux si vous alliez jusqu’au bout de vos phrases ?
- Euh… euh… une communication pour vous depuis Lyon, Commissaire, bégaye la standardiste.
- C’est mieux, mais je vous signale que cette fois vous avez oublié le début de la phrase, remarqué-je poliment. Je vous en prie, transmettez-moi l’appel venu de la capitale des Gaules, mon interlocuteur doit s’impatienter.

Ça fait clic, clac, ça connecte, déconnecte, reconnecte, insecte, débecte, humecte, puis une voix se fait finalement entendre.
- Commissaire ?
- Moi-même, confirmé-je (car après tout, c’est bien moi !).
- Ici Eloi ! Vous vous rappelez ? La gare de Lyon Part-Dieu, il y a quelques années, à peu près ?
- Et comment ! confirmé-je. Le Grouchy de la drague ! Tout en étant le Zorro du rencart compromis, le pornophile du (Roc)code de la route, le Fangio de la Twingo, le Sherlock Holmes de la gare de Part-Dieu, le métaphoriste de la baise athlétique, mais également le gentleman cabrioleur ! Quoi de neuf, gars ?
- Une affaire criminelle qui nécessite un commissaire doué, pas trop obtus, vous voyez le genre ? répond-il sans détour.
- Cinq sur cinq, l’ami, réponds-je, curieux. Je t’écoute.
- Je suppose que vous avez eu vent des deux meurtres de Lyon, la semaine passée ?
-Refais-moi un topo, pour voir ? je demande, car si ces meurtres m’évoquent vaguement quelque chose, je n’ai suivi ces faits d’hiver (nous sommes en février) que de loin. En me tutoyant, je préfère, ça sera plus fluide.
- Vendu ! approuve-t-il sans faire de chichi. Voilà l’histoire en schématique : Cécile Baptiste, une étudiante de mon école, a été tuée lundi dernier pas loin de chez elle, égorgée. Pierre Charles, un de mes profs, a lui été retrouvé pendu dans son bureau jeudi. Mon école, c’est l’Isara (Institut Supérieur d’Arnaques Supérieures Appliquées), je suis en dernière année.

Ces deux macchab’ ont effectivement fait couler beaucoup d’encre la semaine passée dans la région de Lyon (dans la rade de Marseille, ça aurait sans doute fait couler beaucoup d’ancres, mais passons).
- J’ai lu quelque chose là-dessus, Eloi. Mais je ne savais pas que les deux victimes avaient un lien avec une même école.
- Normal : les deux meurtres ont été traités séparément dans la presse. L’âge, le sexe, et les centres d’intérêt des deux assassinés, ainsi que les lieux et les modalités des crimes, tout oppose les deux affaires. Mais je vois deux points communs que tout le monde ignore, les torchons comme les volailles.
- Doucement, gars, doucement, calme-le-jeu-je. Tu me parles de « meurtres », de « crimes », d’« assassinats », mais dans le cas du pendu, si je n’ai rien raté, on parle encore d’un potentiel suicide.
- Je sens bien que ça ne colle pas, réplique Eloi. Je connaissais bien Pierre Charles. C’était un bon prof, heureux de ce qu’il faisait, un peu pochard aux entournures, mais pas dépressif.
- Admettons, admets-je (comme quoi, je reste cohérent !). Quels sont d’après toi, les deux éléments relatifs aux morts et ignorés par la marée-chaussée locale ?
- Leur lien avec mon école, déjà, explique le jeunot. Ta réaction me prouve que, pour quiconque ne suit pas les deux affaires de près, cet élément concordant n’est pas mis en avant.
- Et l’autre point commun ?
- Les patronymes des victimes : ce sont deux prénoms. Charles, Baptiste.

Je soupire le plus imperceptiblement possible pour ne pas vexer le gamin. Ce qui m’arrive en ce moment est très fréquent pour un superflic de ma trempe. Mon talent, ma sagacité, ma force de déduction et ma force tout court, mes relations, mon habileté et mes chaussettes extra-extensibles (car avec tout ce qui précède, mes chevilles taillent large !) poussent tout un chacun à s’adresser à moi dès qu’un pet foireux se fait entendre ou sentir.

Tout le monde veut être « celui-qui-a-mis-le-super-héros-sur-un-coup ». Ça ne rate jamais ! Le concierge, qui assure avoir vu le locataire du 12 fricoter avec des zigs pas recommandable ; le boulanger, certain que le boucher d’à côté se cure le nez sans mettre ses gants ; le locataire du 12 qui sent une odeur suspecte dès qu’il passe devant la loge du concierge ; n’importe qui, suspectant sa belle-mère de recel à la sauvette… des histoires qui ne partent de rien, qui ne valent rien, et qui ne donnent rien. Trois fois rien, en somme (comme diraient les gens d'Amiens).

Je suis habitué, mais cette fois-ci, une déception m’étreint aussi efficacement qu’une lumière m’éteint ou qu’un TGV m’est train. Eloi, je le voyais au-dessus de ça. Son ton, la manière dont il cause, pourtant, me rappellent clairement la sympathie et la finesse qu’il m’a évoqué du départ. Béru lâche un nouveau rot, et je constate en comptant une demi-douzaine de canettes vides sur le reliquat du buvard de son bureau que j’ai du rater trois ou quatre éructations. J’essaye d’être diplomate avec le futur diplômé de l’Isara.

- Eloi, franchement, ça me parait faiblard, désolé.
- J’avais dit que je cherchais un flic pas trop obtus, et tu m’avais répondu que tu étais l’homme qu’il me fallait, objecte le gamin.
- Y a obtus et obtus, gars ! Je veux bien contacter discrètement les responsables de l’enquête…
- Les enquêtes, rectifie Eloi. Je t’ai dit qu’elles étaient traitées séparément.
- Bon, je peux passer des coups de fils, coupe-je-la-poire-en-deux. Mais à ce stade là, je ne peux pas descendre sur Lyon avec la crème de mes équipes et virer les collègues lyonnais à coup de targette dans le fion sur deux simples coïncidences. Car c’en sont, Samson !
- « A ce stade là » ? répète mon interlocuteur, dont la voix trahit le désappointement. Donc tu attends un troisième cadavre isarien à deux prénoms avant de te mobiliser, si je saisis bien ?
- Oh, dis ! je m’agace. Je ne te dois rien, le môme, que je sache. Tu m’as sifflé une gerce sous le pif et devant le paf, si ma mémoire est bonne : c’est pas ça qui te donnerait le droit de gérer ma carrière, non ?
- Commissaire, tu ne piges pas. Je ne te parle pas de toi, ni de ta carrière, mais d’une possible troisième victime !

Dites, il commence un peu à jouer avec mes testiboules, ce morveux. Voilà qu’il sort les violons moralisateurs pour m’entrainer dans son histoire tartignolle ! Tiens, au fond, je me demande s’il est pas en train de bédauler liquide dans son caleçon… Je m’emporte :
- T’as le traczir, gamin ? Ton nom de famille, c’est Jean-Claude, c’est ça ?
- Vous brulez, commissaire, mais ce n’est pas de moi dont il s’agit, lâche-t-il froidement.
Ce retour impromptu au vouvoiement achève de me mettre en renaud.
- Bon écoute, tes gamineries, je m’en tamponne les marrons, c’est vu ? J’ai d’autres choses à faire que changer tes couches, figure-toi !

Là-dessus, je tends le combiné en direction du clapoir répugnant de Béru qui n’a rien suivi à la conversation, mais qui s’apprête précisément à lancer un nouveau gaz buccal épais. Une fois l’éructation lâchée, je raccroche aussi violemment que Gradube il y a cinq minutes, et je sors mon mouchoir de poche recta pour essuyer ma main pleine de substance gluante et panachée.

[1] A moins qu’il n’ait voulu dire « que me vaut » ?

San-Antonio à l'Isara : Chapitre 2

Ne confondez pas « bière panachée » avec « chouette cercueil »

Si je te parle de ce gone, ami liseur[1], c’est qu’il va faire, aujourd’hui même, une nouvelle irruption dans mon actualité personnelle. Mais ça, je ne le sais pas encore. Ce que je sais, c’est qu’il y a un attroupement dans un des couloirs de la maison poupoule, et exceptionnellement, ce n'est pas autour de la machine à café. Sagace comme tu l’es (et je te sais également salace), tu as tout de suite deviné qui en est à la l’origine.
- Toi, Poilala ! tonne Bérurier en malmenant le brigadier du même nom. Mon vieux qu’on plisse ! Quasimodo[2] mon frère ! Toi, à qui j’aurais donné le bon pieu sans conviction ! Comment pusses-tu me trahir, moi qui avais fesse de toi mon confit-dent ?
- Trahir ? balbutie Poilala. Mais pas du tout…
- Si, parfaitement, c’est littoral[3] : tu es l’hauteur d’une trahison un-tole-l’érable !
- Calme, gros ! interviens-je en fendant les rangs de spectateurs.
- J’aimerais que tu soisses à ma place, hé, sans rire, rouscaille la Bedaine sans lâcher Poilala. Si tu n’avais ne fusse-t-il qu’une vaguelette idée du crime que ce triste cire vient de comète ! Figure-toive que ce cornichon, pire que Judas Hisse-carotte, s’est juré de m’empoisonner ! Testuel !
- Quand cesseras-tu de te donner en spectacle, ô pomme de terre suprême, je réplique à voix basse.
- Tu m’as pas écouté, mec ! Je te parle d’un con-plot pour porter à teinte à mes jours ! Si m’vient l’idée d’faire un rapport, j’le f’rai virer de la rousse en moins d’deux !
- Allons dans ton bureau, Bibendum ! je suggère. On pourra en parler, et Lucrèce Borgia ne t’y trouvera pas !

Le gros finit par lâcher le malheureux Poilala, qui m’a l’air légèrement plus aplati qu’à l’accoutumée, puis il se dirige vers son bureau, non sans maugréer une suite de mots inaudibles parmi lesquels je ne distingue que « binouse » et « dugland », ce qui ne me donne aucun indice solide à propos de la trahison supposé de Poilala. Avant de refermer la porte, j’intime à tous ceux qui ont assisté à la scène de retourner au turf sans tarder s’il vous plait, non mais oh les Français ne vous payent pas pour faire la ronde dans les corridors, sapristi !
- Accouche, gros, demandé-je en posant prudemment mon illustre postère sur le coin d’une chaise couverte de ce qui ressemble bien à de la rillette de porc. Pourquoi t’en prendre ainsi à Poilala ?
- Voilà l’topo, commence-t-il, l’air mauvais, en piochant dans l’un de ses tiroirs une canette de je-ne-sais-quoi-mais-probablement-pas-recommandé-par-l’administration-policière. J’ai fait l’erreur de demander à cet empaffé d’Poilala d’aller à les pisseries du coin de la rue pour m’y acheter un jeu de binouses…
- C’est donc ça ! je rigole, situant déjà un peu mieux l’action. Désolé, Béru, mais j’ai bien peur que, quoi qu’il se soit passé par la suite, une histoire qui commence ainsi ne saurait faire l’objet d’une procédure disciplinaire à l’encontre de Poilala.
- M’laisseras-tu finir ? s’emporte le Majestueux. Ce cornichon d’Poilala remonte à mon burlingue et s’carapate recta après avoir posé le pacte suce-demandé dans mon tiroir à munitions.
- Hé bien ! Où est le problème ?
- Le problème c’est qu’il ne s’agissait pas de binouses, en l’eau-cul-rance, mais de pas-nachés ! barrit Béru.

Et là-dessus, pour se remettre de ses émotions, celui que je suis bien obligé d’appeler mon adjoint se vote une large rasade de la boisson mousseuse contenue dans sa canette. Emporté par sa rogne, il ne s’est pas rappelé que son tiroir est désormais rempli du breuvage qui constitue les raisins de sa colère. Vivement, je me lève pour ne plus être face à lui : juste à temps pour éviter le geyser de panaché que cette grosse baleine expulse soudainement.

Crachotant, toussotant, éructant dans une cacophonie de borborygmes à même de répugner un égoutier chevronné, Béru s’est levé, puis affaissé, puis relevé, avant de finalement s’adosser à la porte qui à son tour s’affaisse quelque peu.
- J’te l’avais dit ! suffoque-t-il. C’truc, c’est du poisson ! Appelle le seins-nus, Sana, j‘passe l’arme à gauffre !
- Le SAMU ne peut rien pour toi ! ironisé-je. Pour toi ce serait plutôt les alcooliques anonymes, ou alors directement l’asile psychiatrique !
- C’est ça, fous-toi d’ma pomme, articule-t-il en reprenant son souffle. C’est pas toive qui doit encore boire 23 fois 25 Cl de c’t’immondice ! Du panam-ché, ah, l’ordure ! Et pourquoi pas de la grosse-nadine tant qu’on y est ?

La discussion s’arrête là, du moins temporairement, car le téléphone de Béru se met à… devine quoi ? Oui ? Sonner, exactement. Qui peut bien appeler ? T’as une idée, toi ? Voyons ça à la page suivante !

[1] Franchement, ça vous parait logique, à vous, qu’on dise « je lis » et « un lecteur » ? Non ! « Je lis », et donc « un liseur ». Ou sinon, si on garde « un lecteur », on dira « je lecte » ! Correct ? Ah, la langue française fourmille de cas particuliers dont je me délecte (et dont je ne me délise pas).
[2] Il s’agit, j’imagine, d’un mix entre grosso-modo et quasiment.
[3] Pour traduire, je tenterai bien « littéral » ?

San-Antonio à l'Isara : Chapitre 1

Ne pas confondre "Rouquine fonctionne" et "Pneu crevé"

Ah ! Parce que vous, bande de baudets bandits et bandants, vous croyiez peut-être que vous saviez tout sur tout ? Vous pensiez, sous prétexte que je vous en bonnis l’essentiel dans des ouvrages de haute tenue, que rien, dans ma vie, ne vous avait échappé ? Je ne sais pas depuis combien de temps vous n’avez pas eu tort, mais vous pouvez arrêter le chronomètre tout de suite.

Figurez-vous, horde d’ânes honnis mais honnêtes, qu’un poste aussi haut perché que le mien dans la maison pébroque implique un certain nombre de taches obscures et rébarbatives. Je ne vous les retranscris pas : d’une part, vous comprendriez ballepeau, manches comme je vous sais. D’autre part : ça m’use déjà suffisamment le slip de m’atteler à toutes ces réunions, ces colloques, ces meetings, ces rencontres au sommet, ces rencontres aux sots-mets, ces rencontres de sommités, de haut placés, de pètent-plus-haut-que-l’Everest, etc. bref ! Si je devais en plus vous les raconter, ce serait la goutte d’eau qui ferait déborder le vase de ma démission littéraire. Et vous seriez bien avancés !

Il se cherche (mais, vous le savez, je trouve toujours ce que je cherche !), il se trouve, donc, que j’ai assisté, il y a quelques années, à une table ronde à Interpol. Avec qui ? A propos de quoi ? Ma mémoire est comme une soustraction simple, elle ne retient rien ! En tout cas pas dans ces cas là. Comme toutes les fois où je me retrouve dans une salle de réunion, je n’avais pas la tête à ce qui se passait.

Je suis comme ça (en plus d'être comme ode et comme issaire) ! Place moi à l’autre bout du monde, avec une bombe dans le falzar et une armée aux trousses, je suis cap de jeuner 10 jours, de veiller le double, je suis même susceptible, en cas d’extrême nécessité, de supporter l’abstinence sexuelle pendant quelques temps. Mais dans un fauteuil molletonné, avec un tas de gradubides autour de moi discutant de je ne sais quelle question, réglementation, convention, argumentation, équation et autre trou-du-fion, là c’est une autre ritournelle! Le sommeil me gagne aussi facilement que Napoléon aurait gagné Waterloo si par bonheur ce flemmard de Grouchy avait avalé une dose de Guronzan le jour-dit. Et quand je ne sombre pas dans un sommeil d’ennui, je compense en ayant la dent : je pense aux choux de Bruxelles (oignons et lardons) de ma chère Félicie de mère. Ou sinon, j’ai soif. Ou alors un tricotin mignon me gagne en pensant à l’hôtesse qui m’a delesté de veste (ou dévesté de leste ?) en entrant dans cet endroit…

Bref !

Cette réunion à Interpol, comme beaucoup d’autres, je l’ai évacuée avant la fin. Quitte à être inutile, autant l’être ailleurs que devant un pover-pointe soporifique autant qu’horrifique, nous sommes d’accord ? J’ai donc quitté les locaux de la police internationale pour flâner un peu. Lyon (Interpol est à Lyon, vous le saviez, bien sûr ?) est une ville sympa. Je m’y suis baladé un moment au hasard, le temps d’évacuer cette fatigue de synthèse que seules les réunions raie-barbe-hâtives savent générer. Mes pas me guidèrent jusqu’au quartier de Gerland.

Une fois un peu mieux réveillé, je décidai de m’attaquer au reste du chantier. La becquetance ? Il existe d’excellents gastos à Lyon, mais je n’étais pas dans le bon coin. Boire un coup et attraper une mousmée, en revanche, c’est envisageable à peu près partout dans une métropole digne de ce nom (quoi qu’en dise le maire de Villefranche-sur-Saône, dans la ville duquel débusquer ces denrées s’avère ardu). Je repérai un établissement susceptible de servir une bière acceptable.

Le nom de la bâtisse ? « Ninkasi Kao » ! Original anagramme de « sino in kaka ». Si mes notions en rital sont bonnes, ça signifie en gros « jusqu’au caca » : voilà un augure intéressant ! J’entrai. Le temps de me commander une pinte de rouquine, j’en repérai une autre, très jeune, très bien finie, et très seule à sa table, devant un verre désespérément vide. Vous me connaissez ?

- Hello, charmante demoiselle, puis-je permettre de m’avouer quelque chose ? attaquebilleentêtai-je.
- Vous voulez dire : m’avouer quelque chose à moi ? demanda-t-elle avec un sourire surpris (un peu) et salace (beaucoup).
- Non, non : je m’avoue quelque chose à moi-même, belle enfant : je m’avoue vaincu ! Vaincu par votre charme, votre jeunesse, votre douceur que je ne peux pour le moment qu’imaginer.
- Hé bien ! souffla-t-elle, la nuance de salacerie éradiquant doucettement toute trace de surprise sur son minois mignon, mi-mutin, mi-amusé.
- M’en voudriez-vous si je m’asseyais à votre côté ?
- Ma foi ! répondit-elle, ce qui vaut bien d'autres manière d'acquiescer.
- Merci. Et maintenant, que diriez-vous d’une devinette ?
- J’écoute.

Ses phrases bisyllabiques, à cette rouquine toute jolie, me laissaient entrevoir la meilleure des issues pour cette converse, aussi nettement que son décolleté me laissaient voir une poitrine de gabarit restreint, mais ferme à souhait.
- Connaissez-vous l’origine du mot « copain », jeune inconnue ?
- Du tout ! Mais appelez-moi donc Marie-Emeline…

Comme quoi ! Celui qui dit qu'on ne choisit ni ses parents, ni sa famille, aurait pu ajouter qu'on ne choisit pas non plus son prénom.
- Figurez-vous qu’au Moyen-âge, ô ravissante Marie-Emeline, les plus modestes n’avaient pas d’assiette pour profiter des banquets ? Ils mangeaient donc directement sur de grandes tranches de pains qu’ils partageaient avec le voisin de tablée. Ils étaient « co-pain ».
- Fantastique, susurra la jeunette. Et je suppose que vous souhaiteriez que je devienne votre « co-pine » ?
- Dans le mille ! admis-je, impressionné par sa sagacité et rassuré par son côté cochon. Que dites-vous de cette proposition ?
- Pourquoi pas ? minauda-t-elle. J’attendais quelqu’un qui n’est pas venu.
- Oubliez cette personne ! implorai-je.
- Une consommation supplémentaire m’y aidera sans aucun doute.
- Je m’en occupe tout de suite, beauté !
- Vous avez l’air bien pressé…
- Ah ça ! Figurez-vous qu’un TGV doit m’emmener loin de cette belle ville de Lyon à 19 heures précise, départ gare de Lyon Part-Dieu. Vus les projets que j’ai pour nous, mieux vaut ne pas trainer, cher ange ! Que prenez-vous ?
- La même chose que vous ! gloussa-t-elle.

Pas farouche, la môme, non ? Et moi, tu parles si j’étais sûr de mon coup ! Vite fait, mais bien fait, pas vrai ? Hélas ! Comme dit le proverbe : « On ne vend pas la peau de la douce avant de l’avoir tringlée ! » Alors que je faisais mon retour triomphant à la table de la drague, je constatai que celle-ci était entourée de chaises proprement vides ! Un qui a déchanté, sur le coup, là-bas en bas dans mon futal, c’est l’ami Popol !

Cette rouquemoute cochonne, une timorée ? Dur à croire ! La morue semblait pourtant à point. Un coup de périscope au dehors m’en apprit davantage : un jeune gonze était en train d’ouvrir la portière d’une twingo à ma rouquine, avant de s’installer lui-même au volant. J’ai compris tout de suite qu’il s’agissait du retardataire : même si cette crêpe de Marie-Emeline était facile à retourner, j’avais été absent bien trop peu de temps pour qu’un tiers me coiffe au poteau. Le type avait donc de l’avance sur moi, CQFD (c'est cul et fignedé, dirait Béru).

La gamine s'installait à la place du mort, qui pour le coup était la place du mord ! Le temps que le jeune type attache sa ceinture de sécurité, elle lui avait enlevé celle de son bénard. Au moment d’enclencher le contact, la rouquemoute, qui avait disparu sous le tableau de bord, en créait un autre (de contact) entre ses lèvres et le scoubidou du conducteur. A ce rythme là, le passage de la cinquième vitesse allait correspondre avec l’accès au septième ciel !

Soyons clairs, au lieu d’avoir l’air sombre : cet incident ne m’a pas empêché de passer le reste de l’après-midi dans la chambre d’une autre grognasse à éprouver la robustesse des ressorts de son plumard. Il ne manquerait plus que ça ! N’empêche qu’au moment de grimper dans le tégévé, la rouquine et son copain-co-pine n’étaient pas totalement évacués de mon esprit. Cet épisode pénible me trottinait encore dans le ciboulot, si bien que, déconnecté de la réalité, je bousculai par inadvertance un gazier placé sur mon chemin. Quelle ne fut pas ma surprise, cher lecteur, quand je reconnus… le jeune gars de la twingo ! Visiblement, le jeunot lut sur mon visage quelque chose qui l’inspira également.

- Vous êtes l’homme qui a rencontré Marie-Emeline cette après-midi ?
- S’il s’agit de la Marie-Emeline rousse et excitée du « Ninkasi Kao », alors oui, je suis celui-là.
- Elle m’a dit que vous preniez le TGV de 19h. C’est moi qui vous ai privé de sandwich-party tout à l’heure, désolé. Je souhaitais vous présenter mes excuses pour le plan foireux. Je vous aurais volontiers laissé le créneau, en plus, mais la bougresse avait tellement faim qu’elle a attendu la fin des opérations pour retrouver un usage –communicatif, je veux dire- à sa langue et me parler de vous. Je lui ai demandé une description pour vous retrouver et faire profil bas.
- Le geste est élégant, gars, mais j’ai trouvé une suppléante assez excitée et pas trop poilue, merci.
- Ah ? Bon. Au cas où, je vous avais amené le numéro de la rouquemoute, si ça vous dit ?
- Sans façon, je n’ai pas besoin de tuyau – à part le propre mien – quand j’aborde une pétasse !
- Je vois. Et d’ailleurs, entre nous, Marie-Emeline, y a mieux, lâcha-t-il en haussant une épaule. Du genre vite rassasiée, si vous voyez. Le problème des gerces, au pieu, c’est le même qu’en athlétisme : jeune, on les pousse soit vers le 100 mètres, soit vers le marathon ! Sprint ou endurance… pas de juste milieu, c’est dommageable, non ? Marie-Emeline, elle, c’est le sprint. Vous auriez vu ça ! Le temps d’arriver chez elle, elle était quasi déjà au bout, et pourtant quand je conduis, je peux pas faire plus que le service minimum ! Charlotte, la nana à cause de qui je suis arrivé en retard à mon rencard avec Marie-Emeline, elle, c’est l’inverse : ça dure, ça dure, mais au final, on s’ennuie presque.
- Une belle analyse, gamin. T’as bien cerné le problème de la galipette avec les jeunettes de nos jours, à ce que je vois. Et tes conclusions sont à peu près les mêmes que les miennes ! Restent, fort heureusement, les anciennes, et quelques jeunes qui font exception.

Il m’a bien plu, ce jeunot, je dois dire. Pas plus de vingt ans, mais déjà la tête bien pleine et un savoir faire conséquent avec les minettes. Il m’a rappelé, je crois, le jeune homme que devenait Toinet, mon fiston adoptif. Et puis il avait les mêmes yeux que maman ! T’admettras quand même qu’un quidam qui te rappelle à la fois ta vieille et ton rejeton, tu peux pas le détester. Je lui ai tendu la main :
- Commissaire San-Antonio.
- Je m'appelle Eloi, qu’il a répondu, sans faire de chichi sur ma condition de poulardin, ce qui a achevé de me le rendre sympathique.