vendredi 30 juillet 2010

La résistance en short, chapitre 4 : Recrutement !

Pour être honnête, la discussion qui va suivre, je ne m’en souviens pas. Nancy a-t-elle une meilleure mémoire ? Ou a-t-elle spécialement mémorisé cet échange parce qu’elle pressentait qu'il annonçait quelque chose de pas banal ? Peut-être les deux… en tout cas, c’est elle qui m’a rappelé cette conversation au sujet du tournoi nazi. Ainsi que quelques autres les semaines suivantes, qui à l’en croire, devaient se goupiller comme suit.

Peu de temps après l’arrivée de Trusevich (en gros) :
L’oncle : Avez-vous gardé quelque contact avec d’autres joueurs du Dynamo ?
Trusevich : Très peu… à mon retour du front, j’ai croisé Makar... Makar Goncharenko.
L’oncle (tout content de montrer qu'il le connait) : L’ailier ?
Trusevich : Oui, voilà. Il m’a donné des nouvelles de 2 ou 3 coéquipiers…

Puis, plus tard (à peu près) :
L’oncle : J’imagine que vous seriez ravi de rejouer, Nicolaï, non ? Vous, vos partenaires, n’importe quel joueur… ça doit vous démanger.
Trusevich : Passé le moment où c’est la faim et le froid qui m’ont titillé, c’est sûr que l’idée de retrouver les autres sur un terrain me trotte un peu dans la tête. Mais tant que le championnat ne reprendra pas…

Pour en arriver à cette scène, dont je garde, pour le coup, un souvenir très net. C’était à table, encore, le soir d’un jour de visite du Major Rechner à l’usine.
- Je vous avais parlé, je crois, de ce championnat un peu fantoche que les soldats du Reich ont organisé pour se désennuyer ? a demandé l’oncle, plus souriant que jamais, presque excité.
- Oui, tout à fait.
- Aujourd’hui, nous en avons parlé de nouveau, avec Rechner, a annoncé l’oncle. Shvetsov, le responsable du tournoi, cherche désespérément une ou deux équipes de plus pour l’étoffer un peu. Je suis dans les petits papiers de Rechner : j’ai réussi à le convaincre que nous pourrions monter une équipe, ici, à la boulangerie, qui ferait l’affaire.

Trusevich a semblé surpris.
- Je ne crois pas avoir remarqué d’ouvrier intéressé par le foot ou même par le sport ? il a objecté. A part Thomas. Et vous, monsieur Kordik, naturellement.
- C’est pourquoi je pensais renforcer notre « équipe », pour le moment un peu juste, comme vous l’avez remarqué, avec d’autres anciens du Dynamo.
- D’autres anciens ? s’est exclamé Trusevich. Mais… nous sommes tous dispersés… certains sont probablement morts…
- Ce n’est pas le cas de Goncharenko, d’après vous, a répondu l’oncle en souriant. Et ce n’est pas non plus le cas de Kuzmenko et Svyridovskiy, dont j’ai retrouvé la trace... si eux-mêmes ont gardé contact avec deux autres joueurs, et ainsi de suite… nous pourrions arriver à onze, qu’en dites-vous ?

Trusevich n’en a pas dit grand-chose sur le coup, mais on sentait que l’idée de l’oncle le gonflait à bloc. Le dimanche suivant, il me demandait de l’accompagner rue Kreschatick, chez la belle-mère de Makar Goncharenko, où ce dernier habitait depuis son retour du front. Goncharenko ressemblait beaucoup à Trusevich à l’époque où celui-ci frappait régulièrement à la porte de l’usine. Un instant, je me suis même demandé s’il ne faisait pas fait partie des vagabonds que j’avais rembarrés dans les mois précédents. Rapidement, Trusevich lui fit part du projet de l’oncle Josef.

- C’est quand tu veux, Nicolaï, il a soupiré. Mon emploi du temps est aussi vide que mon porte-monnaie. Je serai ravi de foutre une rouste aux nazillons : avec tout ce qu’ils m’ont pris, sûr que je courrai bien plus vite qu’eux !
- J’ai les coordonnées de Kuzmenko et Svyridovskiy : je m’occupe du premier, il n’habite pas loin de l’usine…pourrais-tu contacter Svyridoskiy ? Il est à l’autre bout de la ville et je suis pris toute la semaine. Dis leur bien que mon patron offre le repas chaque veille de match…
- Par les temps qui courent, c’est un argument choc, a admi Goncharenko en soupirant de plus belle.

L’après-midi même, nous répétions la démarche auprès de Svyridovskiy, qui habitait avec une demi-douzaine d’autres types dans un appartement délabré. Svyridovskiy n’avait aucun travail fixe : il donnait un coup de main sur la ferme de son cousin une fois de temps en temps, au nord de Kiev. Il s’est révélé également intéressé, et tout aussi disponible que Goncharenko pour lancer des recherches. Et, de la même manière, il a lâché une phrase du type : « si on peut leur faire regretter de nous avoir foutus à la rue, ces cochons… »

Toute notion géopolitique survolant ma petite tête de plusieurs longueurs à l’époque, je n’ai pas saisi pas la dimension patriotique de la reformation clandestine du Dynamo Kiev. L’envahissement d’un pays par un autre, tel quel, m’aurait probablement semblé assez facile à appréhender. Mais le fait que ce soit mon pays d’origine qui envahissait mon pays d’adoption faussait tout. J’ai eu du mal à interpréter la colère et le défi dans les regards de ces pauvres bougres quand, peu de temps après, une première réunion s’est tenue à l’usine.

Dix anciens footballeurs nous ont rejoints un soir après le travail, l’oncle Josef, Trusevich et moi. Leur dégaine, misère ! Des guenilleux, tous. Goncharenko n’avait pas eu tort en affirmant qu’un repas offert avant chaque match était un argument fort pour rallier l’équipe : une bonne moitié des joueurs semblait sous-alimentée.

Trusevich a fait les présentations. Outre Goncharenko, Svyridovskiy et Kuzmenko, quatre anciens du Dynamo ont répondu présent : Korotkykh, Klimenko, Tyutchev et Putitsin. La guerre avait dispersé les autres membres encore vivants de l’effectif du club. Spontanément, ces 8 joueurs du Dynamo avaient eu l’idée de compléter l’équipe avec des joueurs du Lokomotiv Kiev, autre club de la ville : Balakin, Sukharev et Melnyk ont répondu à l’appel.

Josef fit un peu la gueule en découvrant que son équipe serait composée en partie de joueurs issus du Lokomotiv, le grand rival Dynamo. De mon côté, j’étais un peu déçu en constatant que les « pros » étaient suffisamment nombreux pour former une équipe sans moi. Mais l’excitation a pris le dessus très rapidement sur tout le reste : les onze joueurs étaient d’accord pour être inscrits au championnat des armées allemandes.

L’oncle a sans doute battu son record de sourire en affichant une inhabituelle mine réjouie quasiment tout au long de la réunion. Quant à moi, qui ne voyais jusqu’à ce jour aucun intérêt à aller au stade « juste pour regarder », j’étais très curieux et impatient de voir évoluer une équipe de « vrais » footballeurs.

lundi 26 juillet 2010

La résistance en short, chapitre 3 : Trusevich

La ganache de Trusevich.


Cette période a été particulièrement éreintante pour tout le monde. L’oncle Josef et Nancy se sont vite retrouvés prisonniers des contraintes administratives afférantes à la direction d’une usine en temps d’occupation. Ils devaient en outre affronter l’humeur des deux autres chefs d’équipes de l’usine. Rebrov et Voronov se seraient bien vus à la place de Skatchenko, et ils n’hésitaient pas à semer le trouble parmi leurs subordonnés en parlant ouvertement de piston ou de collaboration pour expliquer la promotion de l’oncle. Josef était plus taciturne et fermé que jamais : je ne l’ai pas vu arborer son expression bourru-footeux pendant des mois.

Josef s’est abstenu de me nommer chef d’équipe à sa place dans le troisième atelier, comme je l’ai brièvement et naïvement espéré… Très raisonnablement, le poste est revenu au plus expérimenté du groupe. N’empêche : il nous manquait un certain nombre de bras, au fourneau. Mais le Major Rechner avait donné des consignes précises : pas d’embauche jusqu’à nouvel ordre. Les SS souhaitaient attendre d’avoir pris le contrôle total de la ville avant de permettre ce type de mouvement de travailleurs.

Ce non-recrutement m’obligeait à bosser davantage. L’oncle insistait pour que j’endosse une grande partie de la charge de travail supplémentaire de mon atelier. Il désirait ainsi montrer à tout le monde que la famille ne tirait pas que des bénéfices de la situation. Ça ne me dérangeait pas : j’éprouvais même une certaine fierté à travailler plus que les autres. Simplement, mes dimanches sont devenus moins amusants : je dormais beaucoup plus, et devais renoncer à mes loisirs habituels, et notamment les petites parties de foot sur le terrain vague voisin avec les jeunes du quartier.

J’en profite pour préciser : je vous ai dit que l’oncle Josef adorait regarder le football de club, et notamment le Dynamo. Mais vous ne savez pas encore que pour moi, aller au stade n’avait rien de captivant. En revanche, j’adorais jouer au foot. Je ne pigeais pas où Josef trouvait de l’intérêt à regarder un match sans y prendre part… ma philosophie, c’était plutôt « le foot ça se joue, ça ne se commente pas ! » Et bien à cette époque, le foot ne se jouait pas plus qu’il ne se commentait, voilà ! ça réglait la question. Quelle fatigue ! Mais revenons à l’usine.

Après quelques mois de mécontentement, l’ensemble des ouvriers a fini par admettre qu’avoir un directeur de la même nationalité que l’occupant pouvait avoir du bon. Les travailleurs de l’usine, en tant que contributeurs au ravitaillement de la Wehrmacht, avaient droit à des conditions de vie –et notamment d’alimentation– plutôt au-dessus de la moyenne. Voronov et Rebrov eux-mêmes ont du reconnaître que Josef ne gérait pas trop mal la boutique et que ses compétences expliquaient au moins autant que ses origines le relatif confort que l’usine nous garantissait à tous.

Dans quelle mesure la nationalité de l’oncle l’a aidé à attirer la bienveillance de l’occupant ? A-t-il eu en plus une attitude particulièrement coopérative, voire collaboratrice ? Dur à dire, même avec le recul… Même Nancy, dont le regard était plus acéré sur ces choses-là à l’époque, n’a jamais vraiment su quoi en penser. En tout cas, Rechner a fait de Josef son chouchou parmi tous les industriels de l’alimentaire qu’il avait sous sa responsabilité. Et notre usine a été l’une des premières à pouvoir embaucher de nouveau au printemps 1942.

Pendant tout l’hiver, nous avions dû rembarrer tous les pauvres bougres qui étaient venus à l’usine à la recherche d’un poste de manœuvre. Mon atelier était le plus proche de la cours de l'usine, et mon poste le plus proche de la porte : j’ai dû moi-même éconduire une grande majorité de ces malheureux. Je n’étais pas très, très futé, mais bon, pas non plus complètement gogo : je comprenais bien que j’avais alors un sale rôle. Aussi, quand l’oncle m’a enfin demandé de lui amener les candidats qui me sembleraient assez en forme pour travailler efficacement, j’en ai éprouvé un véritable soulagement.

Dès le lendemain, un jeune type en guenille a frappé à la porte de l’atelier pour proposer ses services à l’usine. Un têtu nommé Trusevich, qui tentait sa chance plusieurs fois par mois. Il avait même établi un record original : un jour particulièrement froid, vers Noël, il avait frappé trois fois à la porte de l’usine. Le pauvre type se les gelait tellement qu’il venait simplement pour chercher la chaleur des fourneaux ! Quelques degrés Celsius volés depuis le pas de la porte et pendant une minute grand maximum à chaque fois, le temps que je le fasse dégager. Quelle misère !

J’étais content que ce soit lui le premier à se présenter après l’autorisation de recruter. Josef l’a été davantage encore.
- Nicolaï Trusevich ? il a demandé, retrouvant un peu d’enthousiasme pour la première fois depuis des lustres. Le gardien de but du Dynamo ?
- Ex-gardien de but, a précisé Trusevich avec tristesse. Quand je suis revenu du front, l’équipe n’existait plus. Disparue ! Comme mon appartement, brulé dans l’incendie de septembre[1]… Du coup, depuis mon retour à la ville, votre neveu m’a ouvert la porte de l’usine à intervalle régulier pour me signifier que vous n’engagiez pas d'ouvrier « jusqu’à nouvel ordre ».
- Et bien nous y sommes, Nicolaï : ce nouvel ordre est tombé. Votre obstination aura payé, je vous engage.
- Mais ? vous ne savez pas quelles sont mes capacités ! s’est étonné Trusevich.
- Et bien ? a demandé l’oncle, comme si la remarque n’avait aucun sens valable pour lui. Vous avez deux bras ! Vous êtes capable de pousser un chariot, de porter un sac de farine, de tenir un balai, non ? Allez, ouste !

Un entretien d’embauche des plus sommaires, comme vous voyez. Trusevich étant sans abri, on a installé un lit de camp dans le grenier de la réserve. Mais s’il dormait à l’usine, Nicolaï dînait toujours à la maison. Il donnait alors systématiquement à l’oncle Josef l’occasion de perdre un peu de son mutisme pour s’emballer sur le Dynamo :
- La saison 1941 était pour nous, Nicolaï ! Enfin je veux dire pour vous, quoi. Pour le Dynamo !

Et Nicolaï rentrait dans son jeu, plus par gratitude que par conviction :
- Les deux dernières saisons ont été difficiles, relativisait Trusevich. Mais cette fois, nous avions des joueurs plutôt doués, c’est vrai.
- C’est le moins qu’on puisse dire ! Malheureusement, les clubs ont été dissous et le championnat supprimé. Le foot n’existe plus à Kiev...

Ce qui n’était pas tout à fait vrai. Un collabo Ukrainien nommé Georgi Shvetsov, ancien footballeur et prof de sport, avait monté un tournoi pour distraire l’occupant. Il s’agissait d’un championnat d’opérette au niveau très limité, et auquel participaient les soldats du Reich désœuvrés dans les territoires conquis. Un soir, l’oncle Josef a évoqué ce tournoi, dont le major Rechner lui avait parlé par hasard lors d’une de ses visites de routine.

- Même aujourd’hui, affamés et fatigués, les joueurs du Dynamo seraient capables de botter le cul de chaque équipe de ce championnat ! a affirmé l’oncle, qui ne jurait pourtant pas souvent.
- Ah ! Botter des culs nazis sur un terrain de foot… a soupiré Trusevich. Si seulement…


[1] Le 24 septembre et dans les jours qui suivent, plusieurs bombes explosent dans la ville (rue Kreshtchatik et Prorizna), provoquant d’énormes dégâts. Des dizaines de maisons occupées par des Allemands au centre ville sont détruites, dont le quartier général de l’armée, l’hôtel Continental. Une centaine de soldats et d’officiers allemands sont tués et un incendie consécutif aux explosions ravage d’autres bâtiments. Ces bombes ont été posées par des éléments du NKVD restés dans la ville après la retraite soviétique.

vendredi 23 juillet 2010

La résistance en short, chapitre 2 : Promotoion pour l'oncle Josef

Le début de ce second chapitre consiste en un record mondial : celui du plus grand encerclement militaire jamais effectué. Plus d’un demi-million de soldats de l’armée rouge cernés avant même d’avoir pu griller leur première cartouche, et contraints à la reddition par les troupes allemandes. Et ces centaines de milliers d’hommes, vous l’avez deviné, se sont laissés entourer en même temps que Kiev, qu’ils étaient censés protéger. Livrées à elles-mêmes, les défenses de la ville ont résisté du mieux possible en livrant une bataille de deux jours.

Le 20 septembre 1941, Kiev tombait aux mains des Nazis. Enfin bon, les dates précises, je les pioche dans un manuel d’histoire, hein ! Moi, je me rappelle que les deux jours de combat dans Kiev se sont déroulés un vendredi et un samedi, puisqu’avec le dimanche dans la foulée, ça nous a fait un « week-end » de trois jours. Alors : 19, 20 et 21 septembre… pourquoi pas ! Si les historiens l’affirment…

Le lundi suivant, en tout cas, nous sommes allés au turbin sans bien savoir ce qui nous attendrait. Les quelques jours précédant la bataille de Kiev avaient déjà été marqués par les départs massifs d’employés. Sur les 20 000 ou 30 000 juifs évacués de la ville, plusieurs dizaines travaillaient à l’usine, sans parler de Skatchenko, le directeur de l’établissement, parti lui aussi.

Ce lundi là, donc, nous nous attendions à un grand flou à la boulangerie. Un grand officier nous a accueillis, Nancy, Josef et moi. Il semblait avoir du mal à se faire comprendre des quelques employés déjà arrivés. Il s’est adressé à nous, impatient.
- Vos collègues semblent vouloir me faire comprendre que vous parlez correctement ma langue ? il a demandé en allemand et sans préambule.
- Je suis allemand, en effet, a répondu l’oncle. Josef Kordik.
- Parfait ! a conclu l’autre en se décrispant légèrement. Je suis le Major Rechner.

Il a jeté un regard un peu dégoûté aux autres employés avant de reprendre :
- Vous allez m’aider. Mon ukrainien est malheureusement approximatif : je n’ai même pas réussi à faire comprendre à ces employés que je souhaitais rencontrer le directeur.
- Il est possible qu’ils vous aient compris sans savoir comment vous répondre que le directeur a pris la fuite, a suggéré Josef.

Et l’oncle lui a brièvement expliqué la situation. Quand il a appris que l’ancien directeur était un juif, l’officier a eu un petit sursaut.
- Un problème, Herr Officier ? s’est inquiété l’oncle.
- Une crainte, plutôt : qui est-ce qui vous dit que ce juif n’a pas saboté l’usine avant de prendre la fuite ?
- Pourquoi aurait-il fait cela ? a demandé l’oncle en haussant les sourcils, l’air surpris.
- Vous seriez étonnés, a durement répliqué Rechner, de savoir de quoi « ils » sont capables. Ceux qui ne laissent pas de bombes s’en vont avec le contenu du coffre-fort.
- Je peux faire inspecter l’usine si vous le désirez, a proposé l’oncle.

L’officier a regardé sa montre, puis l’oncle, puis un liste sortie de son porte-documents. Il s’est finalement décidé :
- Faites donc cela, Herr Kordik. Puisqu’il n’y a pour le moment pas de directeur, il est inutile que je reste. Mais je repasserai plus tard, disons… (nouveau regard sur sa montre), cet après-midi. Mettez à profit ces quelques heures pour me faire un bilan précis de l’activité de votre usine : capacités de production, liste du personnel restant, stocks, fournisseurs…
- Je ne suis que chef d’équipe, Herr Officier, a objecté l’oncle. J’ai bien peur de ne pas…
- Allons, Herr Kordik, l’a coupé l’autre. Vous m’avez l’air intelligent. Vous avez visiblement de l’ancienneté, ici. En six heures, vous ferez très bien ce petit travail.
- Je pense que…
- Ne soyez pas modeste, l’a à nouveau coupé Rechner, souriant. Tenez, je vais vous montrer à quel point je vous fais confiance : si vous établissez un bilan satisfaisant, je peux vous proposer la place laissée vacante par ce juif.
- Vous me proposez de prendre la direction de l’usine ? a demandé l’oncle sans trahir la moindre émotion.
- Exactement. Si vous arrivez à prendre en main les affaires de l’usine en une matinée, vous aurez prouvé votre valeur.

Il y a eu un silence : Rechner semblait réfléchir. Il a finalement ajouté à voix basse, avec le sourire un peu gêné de quelqu’un qui confesserait son péché mignon à un ami :
- Tout à fait entre nous, nous préférons de loin laisser une unité industrielle alimentaire à un compatriote. Après tout, n’est-il pas logique que notre armée soit ravitaillée par des allemands plutôt que par des...

Rechner n’a pas terminé pas sa phrase, mais il nous a jeté, à Nancy et à moi, le regard un peu dégoûté qu’il avait jeté aux autres employés. Je ne comprenais pas pourquoi… son rictus était celui d’un homme incommodé par une mauvaise odeur.
- Je suis leur oncle, a précisé précipitamment Josef qui, lui, avait très bien compris. Nancy et Thomas sont allemands, eux aussi.

Rechner s’est détendu légèrement, il a répété qu’il repasserait dans l'après-midi, puis il s’est tiré, non sans avoir lancé sur le ton de la plaisanterie : « N’oubliez pas de contrôler le coffre-fort, Herr Kordik ! ».
- Quel abruti celui-là, a lâché Nancy au moment où Rechner remontait dans son auto.
- Cet abruti me donne une opportunité d’aborder l’occupation dans une position confortable, Nancy, a calmement répondu l’oncle. Je compte sur toi pour m’aider à ne pas rater cette occasion. Ne trainons pas.
- On n’inspecte pas l’usine ? j’ai demandé, un peu inquiet. Des fois que ce soit piégé ?
- Ce type disait n’importe quoi, Tom, m’a répondu Nancy.
- Tu diras aux ouvriers qui viendront qu’ils ont leur demi-journée, a ajouté l’oncle en se dirigeant vers le bureau du directeur.

Nancy travaillait depuis une dizaine d’années en tant qu’assistante de Skatchenko, précédent directeur. Josef turbinait à l’usine depuis presque trente ans dans la partie plus opérationnelle. A eux deux, ils ont manifestement réussi à présenter un bilan correspondant aux attentes de l’officier Rechner. Satisfait, ce dernier a tenu parole et la direction de l’usine a été accordée à l’oncle.

lundi 19 juillet 2010

La résistance en short, chapitre 1 : Opération Barbossa


Le plus marrant dans cette histoire, c’est que je n’ai rien de courageux. Je pense même être plutôt en dessous de la moyenne à ce niveau là. Pas complètement couard, non ! Mais loin d’être brave… De toute façon, c’est facile : « quand tout un groupe est décimé, le ou les survivants ne peuvent pas être complètement clairs ! ». Ma grand-mère disait déjà ça, parait-il, avant même que j'arrive en Ukraine. Ça devait avoir quelque chose de rassurant pour elle, remarque, dans la mesure où la grande majorité des hommes qui l’ont entourée sont morts dans les conflits de 1870, 1914 et 1939.

Désolé Oma, je ne suis pas de cette veine. Là haut, tu dois me lorgner avec un brin de déception : ton père, ton frère, ton mari et tes fils étaient certainement très « clairs ». Ton unique petit-fils, non. Lui, il reste vivant ! Même quand tous les autres y passent.

Je ne suis pas un brave, ça non. Aujourd’hui, à plus de 90 ans, j’ai tout un tas d’excuses pour éviter les tourments, c’est assez facile. Mais à l’époque… A l’époque, j’ai pris une belle leçon de bravoure. Ça oui !

Comme je disais, les hommes de la famille Hübner n’avaient pas, dans la première moitié du vingtième siècle, une espérance de vie démesurée. Mon père a largement contribué à faire baisser la moyenne en réceptionnant mal un éclat d’obus en 1917, quand j’avais deux ans. L’épidémie de grippe espagnole, de son côté, a fait baisser les statistiques féminines des Hübner en emportant ma mère un an plus tard. So ein Pech !

Ma grand-mère, celle du dicton, nous a envoyé à Kiev, avec ma sœur Nancy, chez la tante Maria. Là-bas, la tante et son époux Josef avaient une situation relativement confortable et assez d’énergie pour nous accueillir. De tout ces évènements, je ne garde aucun souvenir. C’est sans doute triste, mais pas de quoi sortir les kleenex non plus en ce qui me concerne. Je ne pense pas être le premier orphelin précoce de cette période là, mais je suis très certainement l’un de ceux qui ont pu s’en sortir le mieux, affectivement et matériellement.

Je n’ai quasiment jamais parlé de ça avec Nancy, mais je crois que, comme moi, elle a très peu de souvenirs de nos parents, et donc une nostalgie très relative par rapport à leur disparition. Pour nous, les premières images, celles du début de la vraie vie, ce sont celles de la rue Vatutina de Kiev. Je n’ai jamais bien su pourquoi Maria et Josef, un couple 100 % allemand, s’étaient exilés en Ukraine. Peut-être tout simplement parce que l’air germain n’était pas le meilleur entre 1918 et 1939…

Anna était l’aide de laboratoire d’un scientifique ukrainien relativement connu à l’époque. Bien que stérile, c’était une femme faite pour être maman. Elle était légèrement ronde, excellente cuisinière, jamais en colère. Un jour, à la rentrée, Nancy et ses camarades avaient du décrire à leur instituteur la profession de leurs parents. Nancy, qui ne comprenait ni ne parlait encore parfaitement l’ukrainien, avait expliqué que Tante Anna était « douce et confortable ». L’instituteur avait levé les yeux au ciel, j’imagine… pour autant, la description tapait dans le mille !

Josef travaillait en tant que chef d'équipe dans la « grande boulangerie n°3 », un nom un poil pompeux pour ce qui était en fait une usine à pain. Adultes, c’est dans cette usine que nous avons trouvé du travail, Nancy et moi. Elle, en tant qu'assistante auprès du directeur, moi en tant que manœuvre. L’oncle Josef était un type taciturne, grand et sec. Très souvent silencieux, l’oncle ne devenait prolixe que quand la discussion tournait autour du football. Capable de ne prononcer aucune parole pendant tout un repas, il pouvait soudain prendre un air exalté, presque dingue, si on avait le malheur de le lancer sur ses jeunes années de gardien de but ou sur le Dynamo Kiev, club qu’il avait adopté aussitôt arrivé en Ukraine.

J’ai donc grandi à Kiev, dans ce cadre là. Sans histoire… Pour tout dire, j’étais un garçon peu curieux, heureux chez lui, plutôt simplet. Pas extrêmement futé, disons. Et quand, au printemps 1941 (j'avais alors 26 ans), mes compatriotes ont lancé l’opération Barbossa, attaquant frontalement l’Union Soviétique, je n’ai pas vraiment su quoi en penser, pour tout dire. Alors j’ai fait comme pour tout : j’ai attendu d’entendre l’avis de Maria et Josef pour forger le mien par-dessus, en plus grossier bien sûr, mais avec la certitude de ne pas être complètement dans le faux.

La première réaction de mon oncle, même sans être très vif d’esprit, j’aurais du comprendre qu’il ne s’agissait pas d’une analyse de premier ordre. Ce jour là, un dimanche, il est revenu du stade bien plus tôt qu’à l’habitude. Et pour cause : le match du Dynamo Kiev prévu n’avait pas eu lieu. L’envahissement de l’Ukraine par l’Allemagne avait poussé une majorité des joueurs de l’équipe du Dynamo à quitter le club, une partie d’entre eux étant notamment partis droit vers la frontière pour combattre. Josef arborait ce fameux air un peu bourru qui lui ressemblait si peu :
- La saison ne sera jamais finie. C’est malin !

Voilà typiquement le genre d’ânerie facile à retenir que j’enregistrais pour les répéter ensuite aux copains de la boulangerie pour faire le malin. Sans me rendre compte, bien sûr, que l’envahissement de leur pays dépassait légèrement le cadre du foot et la frustration d'un supporter.

Pourtant, quand j’ai ressorti à mes collègues Ukrainiens le coup de « la guerre commence, alors zut ! la saison ne sera jamais finie », pas un n’a réagi. Il y en a certainement eu deux ou trois pour se fiche de moi, à la limite. Mais la perspective d’une occupation n’inspirait aucune frayeur.
Il faut dire que beaucoup d’Ukrainiens envisageaient avec espoir l’arrivée des allemands et le départ de l’armée rouge. Les Ukrainiens avaient souffert dans les années trente d’une importante famine orchestrée par le camarade Staline. Bilan : plusieurs millions de morts et une belle rancune contre le moustachu.

Et puis les anciens se souvenaient de l’occupation de la ville par les Allemands en 1918. Ils étaient convaincus que les nazis se comporteraient comme leurs aînés, de façon amicale et civilisée. Certains s’imaginaient même que les occupants rendraient leurs droits et leurs propriétés aux gens spoliés par le régime stalinien. Pour un peu, la Wehrmacht ressemblait presque à une armée de libération (tu parles !).

Mais toutes ces considérations m’échappaient totalement, à ce moment là. Ce qui m’a marqué, c’est donc l’interruption du championnat au bout de quatre journées, amèrement regrettée par Josef. Déçu, l’oncle ! Il s’apprêtait à vivre les plus belles émotions de sa vie, pourtant... et dans le même élan, les emmerdements les plus funestes !

mercredi 7 juillet 2010

Bande d'annonces !

Vous l’avez compris : le temps des ris et des chants est révolu sur cette page. Ça reviendra ! (peut-être !)

En attendant, je remplace –avantageusement– les sornettes habituelles par des récits poignants que je tiens de guest-stars triées sur le volet ! Après mon ami le commissaire San Antonio (quel tempérament, ce San Antonio !), je vous propose le témoignage de Thomas Hübner. Il y a un truc intéressant avec Thomas, c’est que personne ne sait qui c’est. Et pour cause : c’est un personnage 100 % fictif !

Thomas va gaillardement sur ses 100 ans, alors un peu de respect ! Il a vécu des choses pas banales, qui, elles, sont 100 % historiques, vous suivez ? Thomas est allemand, et il habitait à Kiev en 1941 au moment de l’opération Barbossa, vous savez bien, celle qui permit aux Nazis d’envahir une partie de l’Union Soviétique. Avec une bande de jeunes en short, Thomas a participé à une opération de résistance inédite mais ô combien efficace contre l’occupant. Plus ou moins directement, et pas forcément très volontairement… mais quand même !

Attention ! Vous avez l’eau à la bouche…