lundi 4 janvier 2010

San-Antonio à l'Isara : Chapitre 3

Attention : « Téléphon » ≠ « t’es félon ! »

L’Hénaurme ne ferait pas un bon secrétaire : il décroche le combiné, puis le porte comme il convient, l’écouteur au niveau des esgourdes et le micro à hauteur des chicots. Mais la suite est nettement moins conventionnelle. Le Gros termine de s’éclaircir la gorge d’un rot surpuissant que moi-même, je n’ai anticipé : je sens une de mes mèches qui fait l’essuie-glace sous l’effet de la bourrasque. Béru me fait remarquer :
- C’t’une boisson de gonzess’, c’est entendu, mais ni-veau du renvoye d’gaz, faut z’admettre que c’est corrèc’.

La voix aigre de l’une des standardistes de la grande taule jaillit du combiné de manière si perçante que je peux capter sans souci sa tirade :
- C’est des manières de répondre au téléphone, ça, oui ?

Béru semble se rappeler à cet instant précis l’utilité de l’objet qu’il tient dans sa main.
- Ah c’est toi, Nadine. C’est poilant que tu me contactasses au moment même où j’évoquasse ton nom ! pouffe l’enflure. Y a pas deux secondes, je rouscaillais t’à propos de la Grosse Nadine !
- Plait-il ? réplique la réceptionniste, sur la défensive.
- Laisse, c’est trop spiritueux, affirme Béru en m’adressant un clin d’œil entendu. Mais restons pro-fesse-Lionel… queue de veau[1] ce coup de turlu ? Un coup d’chibron express, kiff la dernière fois ? ajoute-t-il avec un nouveau clin d’œil plus polisson.
- Ça ne va pas ? rugit l’autre dans le combiné. Gros proc ! Parlez-moi encore une fois sur ce ton et je fais un rapport pour harcèlement !
- Dis donc, grosse mère, si j’suis un thon, t’es bien ma morue, s’impatiente Béru. Qu’je sache, t’as pas tant jaspiné quand j’t’ai proposé un limage feurst quoility, au pot de départ de l’adjudant Tifrice !
- Oh ! s’indigne la mégère. Vous… Vous avez honteusement profité de mon état de… hum… légère ébriété pour me violer à demi ! C’est uniquement pour éviter des tourments à mon pauvre mari que je n’ai pas porté plainte !
- Pour éviter les tourments zou pour éviter les comparussions entre ses séances de paf à celle qu’j’t’ai poprosé ? ricane la grosse pomme. M’semble bien t’avoir entendu jacter qu’t’avais jamais z’autant pris ton panard qu’pendant not’petite affaire !
- Gros dégueulasse ! vagit la standardiste, apparemment à court d’argument après la dernière remarque du gros.
- Greluche ! réplique Béru en raccrochant violemment. Non mais l’aut’ ! ajoute-t-il en décapsulant rageusement une nouvelle cannette. Porter pleinte... T’entends comme elle est prose-et-derrière !
- On dit « procédurière », je soupire. Je te signale que tu parlais toi-même demander une sanction contre Poilala il y a deux minutes. Et gaffe à la boisson, gros, tu vas encore en mettre plein ton burlingue !
- Nez crainte, j’suis z’habitué doré d’l’avant.

Le téléphone sonne alors que Béru s’octroie un spectaculaire cul-sec, ce qui m’offre l’opportunité de répondre à sa place. La môme Nadine ne me laisse pas le temps d’articuler la moindre syllabe :
- Attendez-vous à des emmerdements, sac à merde ! Votre rapport, vous l’aurez, et salé, encore ! Et maintenant, passez-moi le commissaire San-Antonio s’il est dans votre bureau, et dans le cas contraire, téléphonez directement votre avocat sans trainer, immonde raclure ! Pervers ! Dégueulasse !
- Commissaire San-Antonio, je gazouille. N’en jetez plus, s’il vous plait chère madame, et faites moi savoir l’objet d’un si agréable appel.

Léger flottement sur la ligne.
- Oh, monsieur le comm… je suis si… je pensais que c’était… balbutie la vachasse.
- Dites, mon chaton délicieux, ne nous comprendrions-nous pas mieux si vous alliez jusqu’au bout de vos phrases ?
- Euh… euh… une communication pour vous depuis Lyon, Commissaire, bégaye la standardiste.
- C’est mieux, mais je vous signale que cette fois vous avez oublié le début de la phrase, remarqué-je poliment. Je vous en prie, transmettez-moi l’appel venu de la capitale des Gaules, mon interlocuteur doit s’impatienter.

Ça fait clic, clac, ça connecte, déconnecte, reconnecte, insecte, débecte, humecte, puis une voix se fait finalement entendre.
- Commissaire ?
- Moi-même, confirmé-je (car après tout, c’est bien moi !).
- Ici Eloi ! Vous vous rappelez ? La gare de Lyon Part-Dieu, il y a quelques années, à peu près ?
- Et comment ! confirmé-je. Le Grouchy de la drague ! Tout en étant le Zorro du rencart compromis, le pornophile du (Roc)code de la route, le Fangio de la Twingo, le Sherlock Holmes de la gare de Part-Dieu, le métaphoriste de la baise athlétique, mais également le gentleman cabrioleur ! Quoi de neuf, gars ?
- Une affaire criminelle qui nécessite un commissaire doué, pas trop obtus, vous voyez le genre ? répond-il sans détour.
- Cinq sur cinq, l’ami, réponds-je, curieux. Je t’écoute.
- Je suppose que vous avez eu vent des deux meurtres de Lyon, la semaine passée ?
-Refais-moi un topo, pour voir ? je demande, car si ces meurtres m’évoquent vaguement quelque chose, je n’ai suivi ces faits d’hiver (nous sommes en février) que de loin. En me tutoyant, je préfère, ça sera plus fluide.
- Vendu ! approuve-t-il sans faire de chichi. Voilà l’histoire en schématique : Cécile Baptiste, une étudiante de mon école, a été tuée lundi dernier pas loin de chez elle, égorgée. Pierre Charles, un de mes profs, a lui été retrouvé pendu dans son bureau jeudi. Mon école, c’est l’Isara (Institut Supérieur d’Arnaques Supérieures Appliquées), je suis en dernière année.

Ces deux macchab’ ont effectivement fait couler beaucoup d’encre la semaine passée dans la région de Lyon (dans la rade de Marseille, ça aurait sans doute fait couler beaucoup d’ancres, mais passons).
- J’ai lu quelque chose là-dessus, Eloi. Mais je ne savais pas que les deux victimes avaient un lien avec une même école.
- Normal : les deux meurtres ont été traités séparément dans la presse. L’âge, le sexe, et les centres d’intérêt des deux assassinés, ainsi que les lieux et les modalités des crimes, tout oppose les deux affaires. Mais je vois deux points communs que tout le monde ignore, les torchons comme les volailles.
- Doucement, gars, doucement, calme-le-jeu-je. Tu me parles de « meurtres », de « crimes », d’« assassinats », mais dans le cas du pendu, si je n’ai rien raté, on parle encore d’un potentiel suicide.
- Je sens bien que ça ne colle pas, réplique Eloi. Je connaissais bien Pierre Charles. C’était un bon prof, heureux de ce qu’il faisait, un peu pochard aux entournures, mais pas dépressif.
- Admettons, admets-je (comme quoi, je reste cohérent !). Quels sont d’après toi, les deux éléments relatifs aux morts et ignorés par la marée-chaussée locale ?
- Leur lien avec mon école, déjà, explique le jeunot. Ta réaction me prouve que, pour quiconque ne suit pas les deux affaires de près, cet élément concordant n’est pas mis en avant.
- Et l’autre point commun ?
- Les patronymes des victimes : ce sont deux prénoms. Charles, Baptiste.

Je soupire le plus imperceptiblement possible pour ne pas vexer le gamin. Ce qui m’arrive en ce moment est très fréquent pour un superflic de ma trempe. Mon talent, ma sagacité, ma force de déduction et ma force tout court, mes relations, mon habileté et mes chaussettes extra-extensibles (car avec tout ce qui précède, mes chevilles taillent large !) poussent tout un chacun à s’adresser à moi dès qu’un pet foireux se fait entendre ou sentir.

Tout le monde veut être « celui-qui-a-mis-le-super-héros-sur-un-coup ». Ça ne rate jamais ! Le concierge, qui assure avoir vu le locataire du 12 fricoter avec des zigs pas recommandable ; le boulanger, certain que le boucher d’à côté se cure le nez sans mettre ses gants ; le locataire du 12 qui sent une odeur suspecte dès qu’il passe devant la loge du concierge ; n’importe qui, suspectant sa belle-mère de recel à la sauvette… des histoires qui ne partent de rien, qui ne valent rien, et qui ne donnent rien. Trois fois rien, en somme (comme diraient les gens d'Amiens).

Je suis habitué, mais cette fois-ci, une déception m’étreint aussi efficacement qu’une lumière m’éteint ou qu’un TGV m’est train. Eloi, je le voyais au-dessus de ça. Son ton, la manière dont il cause, pourtant, me rappellent clairement la sympathie et la finesse qu’il m’a évoqué du départ. Béru lâche un nouveau rot, et je constate en comptant une demi-douzaine de canettes vides sur le reliquat du buvard de son bureau que j’ai du rater trois ou quatre éructations. J’essaye d’être diplomate avec le futur diplômé de l’Isara.

- Eloi, franchement, ça me parait faiblard, désolé.
- J’avais dit que je cherchais un flic pas trop obtus, et tu m’avais répondu que tu étais l’homme qu’il me fallait, objecte le gamin.
- Y a obtus et obtus, gars ! Je veux bien contacter discrètement les responsables de l’enquête…
- Les enquêtes, rectifie Eloi. Je t’ai dit qu’elles étaient traitées séparément.
- Bon, je peux passer des coups de fils, coupe-je-la-poire-en-deux. Mais à ce stade là, je ne peux pas descendre sur Lyon avec la crème de mes équipes et virer les collègues lyonnais à coup de targette dans le fion sur deux simples coïncidences. Car c’en sont, Samson !
- « A ce stade là » ? répète mon interlocuteur, dont la voix trahit le désappointement. Donc tu attends un troisième cadavre isarien à deux prénoms avant de te mobiliser, si je saisis bien ?
- Oh, dis ! je m’agace. Je ne te dois rien, le môme, que je sache. Tu m’as sifflé une gerce sous le pif et devant le paf, si ma mémoire est bonne : c’est pas ça qui te donnerait le droit de gérer ma carrière, non ?
- Commissaire, tu ne piges pas. Je ne te parle pas de toi, ni de ta carrière, mais d’une possible troisième victime !

Dites, il commence un peu à jouer avec mes testiboules, ce morveux. Voilà qu’il sort les violons moralisateurs pour m’entrainer dans son histoire tartignolle ! Tiens, au fond, je me demande s’il est pas en train de bédauler liquide dans son caleçon… Je m’emporte :
- T’as le traczir, gamin ? Ton nom de famille, c’est Jean-Claude, c’est ça ?
- Vous brulez, commissaire, mais ce n’est pas de moi dont il s’agit, lâche-t-il froidement.
Ce retour impromptu au vouvoiement achève de me mettre en renaud.
- Bon écoute, tes gamineries, je m’en tamponne les marrons, c’est vu ? J’ai d’autres choses à faire que changer tes couches, figure-toi !

Là-dessus, je tends le combiné en direction du clapoir répugnant de Béru qui n’a rien suivi à la conversation, mais qui s’apprête précisément à lancer un nouveau gaz buccal épais. Une fois l’éructation lâchée, je raccroche aussi violemment que Gradube il y a cinq minutes, et je sors mon mouchoir de poche recta pour essuyer ma main pleine de substance gluante et panachée.

[1] A moins qu’il n’ait voulu dire « que me vaut » ?

1 commentaire:

  1. un rot du gros ça décoiffe !
    la suite, la suite !!!
    la Sanaphile

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