lundi 19 juillet 2010

La résistance en short, chapitre 1 : Opération Barbossa


Le plus marrant dans cette histoire, c’est que je n’ai rien de courageux. Je pense même être plutôt en dessous de la moyenne à ce niveau là. Pas complètement couard, non ! Mais loin d’être brave… De toute façon, c’est facile : « quand tout un groupe est décimé, le ou les survivants ne peuvent pas être complètement clairs ! ». Ma grand-mère disait déjà ça, parait-il, avant même que j'arrive en Ukraine. Ça devait avoir quelque chose de rassurant pour elle, remarque, dans la mesure où la grande majorité des hommes qui l’ont entourée sont morts dans les conflits de 1870, 1914 et 1939.

Désolé Oma, je ne suis pas de cette veine. Là haut, tu dois me lorgner avec un brin de déception : ton père, ton frère, ton mari et tes fils étaient certainement très « clairs ». Ton unique petit-fils, non. Lui, il reste vivant ! Même quand tous les autres y passent.

Je ne suis pas un brave, ça non. Aujourd’hui, à plus de 90 ans, j’ai tout un tas d’excuses pour éviter les tourments, c’est assez facile. Mais à l’époque… A l’époque, j’ai pris une belle leçon de bravoure. Ça oui !

Comme je disais, les hommes de la famille Hübner n’avaient pas, dans la première moitié du vingtième siècle, une espérance de vie démesurée. Mon père a largement contribué à faire baisser la moyenne en réceptionnant mal un éclat d’obus en 1917, quand j’avais deux ans. L’épidémie de grippe espagnole, de son côté, a fait baisser les statistiques féminines des Hübner en emportant ma mère un an plus tard. So ein Pech !

Ma grand-mère, celle du dicton, nous a envoyé à Kiev, avec ma sœur Nancy, chez la tante Maria. Là-bas, la tante et son époux Josef avaient une situation relativement confortable et assez d’énergie pour nous accueillir. De tout ces évènements, je ne garde aucun souvenir. C’est sans doute triste, mais pas de quoi sortir les kleenex non plus en ce qui me concerne. Je ne pense pas être le premier orphelin précoce de cette période là, mais je suis très certainement l’un de ceux qui ont pu s’en sortir le mieux, affectivement et matériellement.

Je n’ai quasiment jamais parlé de ça avec Nancy, mais je crois que, comme moi, elle a très peu de souvenirs de nos parents, et donc une nostalgie très relative par rapport à leur disparition. Pour nous, les premières images, celles du début de la vraie vie, ce sont celles de la rue Vatutina de Kiev. Je n’ai jamais bien su pourquoi Maria et Josef, un couple 100 % allemand, s’étaient exilés en Ukraine. Peut-être tout simplement parce que l’air germain n’était pas le meilleur entre 1918 et 1939…

Anna était l’aide de laboratoire d’un scientifique ukrainien relativement connu à l’époque. Bien que stérile, c’était une femme faite pour être maman. Elle était légèrement ronde, excellente cuisinière, jamais en colère. Un jour, à la rentrée, Nancy et ses camarades avaient du décrire à leur instituteur la profession de leurs parents. Nancy, qui ne comprenait ni ne parlait encore parfaitement l’ukrainien, avait expliqué que Tante Anna était « douce et confortable ». L’instituteur avait levé les yeux au ciel, j’imagine… pour autant, la description tapait dans le mille !

Josef travaillait en tant que chef d'équipe dans la « grande boulangerie n°3 », un nom un poil pompeux pour ce qui était en fait une usine à pain. Adultes, c’est dans cette usine que nous avons trouvé du travail, Nancy et moi. Elle, en tant qu'assistante auprès du directeur, moi en tant que manœuvre. L’oncle Josef était un type taciturne, grand et sec. Très souvent silencieux, l’oncle ne devenait prolixe que quand la discussion tournait autour du football. Capable de ne prononcer aucune parole pendant tout un repas, il pouvait soudain prendre un air exalté, presque dingue, si on avait le malheur de le lancer sur ses jeunes années de gardien de but ou sur le Dynamo Kiev, club qu’il avait adopté aussitôt arrivé en Ukraine.

J’ai donc grandi à Kiev, dans ce cadre là. Sans histoire… Pour tout dire, j’étais un garçon peu curieux, heureux chez lui, plutôt simplet. Pas extrêmement futé, disons. Et quand, au printemps 1941 (j'avais alors 26 ans), mes compatriotes ont lancé l’opération Barbossa, attaquant frontalement l’Union Soviétique, je n’ai pas vraiment su quoi en penser, pour tout dire. Alors j’ai fait comme pour tout : j’ai attendu d’entendre l’avis de Maria et Josef pour forger le mien par-dessus, en plus grossier bien sûr, mais avec la certitude de ne pas être complètement dans le faux.

La première réaction de mon oncle, même sans être très vif d’esprit, j’aurais du comprendre qu’il ne s’agissait pas d’une analyse de premier ordre. Ce jour là, un dimanche, il est revenu du stade bien plus tôt qu’à l’habitude. Et pour cause : le match du Dynamo Kiev prévu n’avait pas eu lieu. L’envahissement de l’Ukraine par l’Allemagne avait poussé une majorité des joueurs de l’équipe du Dynamo à quitter le club, une partie d’entre eux étant notamment partis droit vers la frontière pour combattre. Josef arborait ce fameux air un peu bourru qui lui ressemblait si peu :
- La saison ne sera jamais finie. C’est malin !

Voilà typiquement le genre d’ânerie facile à retenir que j’enregistrais pour les répéter ensuite aux copains de la boulangerie pour faire le malin. Sans me rendre compte, bien sûr, que l’envahissement de leur pays dépassait légèrement le cadre du foot et la frustration d'un supporter.

Pourtant, quand j’ai ressorti à mes collègues Ukrainiens le coup de « la guerre commence, alors zut ! la saison ne sera jamais finie », pas un n’a réagi. Il y en a certainement eu deux ou trois pour se fiche de moi, à la limite. Mais la perspective d’une occupation n’inspirait aucune frayeur.
Il faut dire que beaucoup d’Ukrainiens envisageaient avec espoir l’arrivée des allemands et le départ de l’armée rouge. Les Ukrainiens avaient souffert dans les années trente d’une importante famine orchestrée par le camarade Staline. Bilan : plusieurs millions de morts et une belle rancune contre le moustachu.

Et puis les anciens se souvenaient de l’occupation de la ville par les Allemands en 1918. Ils étaient convaincus que les nazis se comporteraient comme leurs aînés, de façon amicale et civilisée. Certains s’imaginaient même que les occupants rendraient leurs droits et leurs propriétés aux gens spoliés par le régime stalinien. Pour un peu, la Wehrmacht ressemblait presque à une armée de libération (tu parles !).

Mais toutes ces considérations m’échappaient totalement, à ce moment là. Ce qui m’a marqué, c’est donc l’interruption du championnat au bout de quatre journées, amèrement regrettée par Josef. Déçu, l’oncle ! Il s’apprêtait à vivre les plus belles émotions de sa vie, pourtant... et dans le même élan, les emmerdements les plus funestes !

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