lundi 26 juillet 2010

La résistance en short, chapitre 3 : Trusevich

La ganache de Trusevich.


Cette période a été particulièrement éreintante pour tout le monde. L’oncle Josef et Nancy se sont vite retrouvés prisonniers des contraintes administratives afférantes à la direction d’une usine en temps d’occupation. Ils devaient en outre affronter l’humeur des deux autres chefs d’équipes de l’usine. Rebrov et Voronov se seraient bien vus à la place de Skatchenko, et ils n’hésitaient pas à semer le trouble parmi leurs subordonnés en parlant ouvertement de piston ou de collaboration pour expliquer la promotion de l’oncle. Josef était plus taciturne et fermé que jamais : je ne l’ai pas vu arborer son expression bourru-footeux pendant des mois.

Josef s’est abstenu de me nommer chef d’équipe à sa place dans le troisième atelier, comme je l’ai brièvement et naïvement espéré… Très raisonnablement, le poste est revenu au plus expérimenté du groupe. N’empêche : il nous manquait un certain nombre de bras, au fourneau. Mais le Major Rechner avait donné des consignes précises : pas d’embauche jusqu’à nouvel ordre. Les SS souhaitaient attendre d’avoir pris le contrôle total de la ville avant de permettre ce type de mouvement de travailleurs.

Ce non-recrutement m’obligeait à bosser davantage. L’oncle insistait pour que j’endosse une grande partie de la charge de travail supplémentaire de mon atelier. Il désirait ainsi montrer à tout le monde que la famille ne tirait pas que des bénéfices de la situation. Ça ne me dérangeait pas : j’éprouvais même une certaine fierté à travailler plus que les autres. Simplement, mes dimanches sont devenus moins amusants : je dormais beaucoup plus, et devais renoncer à mes loisirs habituels, et notamment les petites parties de foot sur le terrain vague voisin avec les jeunes du quartier.

J’en profite pour préciser : je vous ai dit que l’oncle Josef adorait regarder le football de club, et notamment le Dynamo. Mais vous ne savez pas encore que pour moi, aller au stade n’avait rien de captivant. En revanche, j’adorais jouer au foot. Je ne pigeais pas où Josef trouvait de l’intérêt à regarder un match sans y prendre part… ma philosophie, c’était plutôt « le foot ça se joue, ça ne se commente pas ! » Et bien à cette époque, le foot ne se jouait pas plus qu’il ne se commentait, voilà ! ça réglait la question. Quelle fatigue ! Mais revenons à l’usine.

Après quelques mois de mécontentement, l’ensemble des ouvriers a fini par admettre qu’avoir un directeur de la même nationalité que l’occupant pouvait avoir du bon. Les travailleurs de l’usine, en tant que contributeurs au ravitaillement de la Wehrmacht, avaient droit à des conditions de vie –et notamment d’alimentation– plutôt au-dessus de la moyenne. Voronov et Rebrov eux-mêmes ont du reconnaître que Josef ne gérait pas trop mal la boutique et que ses compétences expliquaient au moins autant que ses origines le relatif confort que l’usine nous garantissait à tous.

Dans quelle mesure la nationalité de l’oncle l’a aidé à attirer la bienveillance de l’occupant ? A-t-il eu en plus une attitude particulièrement coopérative, voire collaboratrice ? Dur à dire, même avec le recul… Même Nancy, dont le regard était plus acéré sur ces choses-là à l’époque, n’a jamais vraiment su quoi en penser. En tout cas, Rechner a fait de Josef son chouchou parmi tous les industriels de l’alimentaire qu’il avait sous sa responsabilité. Et notre usine a été l’une des premières à pouvoir embaucher de nouveau au printemps 1942.

Pendant tout l’hiver, nous avions dû rembarrer tous les pauvres bougres qui étaient venus à l’usine à la recherche d’un poste de manœuvre. Mon atelier était le plus proche de la cours de l'usine, et mon poste le plus proche de la porte : j’ai dû moi-même éconduire une grande majorité de ces malheureux. Je n’étais pas très, très futé, mais bon, pas non plus complètement gogo : je comprenais bien que j’avais alors un sale rôle. Aussi, quand l’oncle m’a enfin demandé de lui amener les candidats qui me sembleraient assez en forme pour travailler efficacement, j’en ai éprouvé un véritable soulagement.

Dès le lendemain, un jeune type en guenille a frappé à la porte de l’atelier pour proposer ses services à l’usine. Un têtu nommé Trusevich, qui tentait sa chance plusieurs fois par mois. Il avait même établi un record original : un jour particulièrement froid, vers Noël, il avait frappé trois fois à la porte de l’usine. Le pauvre type se les gelait tellement qu’il venait simplement pour chercher la chaleur des fourneaux ! Quelques degrés Celsius volés depuis le pas de la porte et pendant une minute grand maximum à chaque fois, le temps que je le fasse dégager. Quelle misère !

J’étais content que ce soit lui le premier à se présenter après l’autorisation de recruter. Josef l’a été davantage encore.
- Nicolaï Trusevich ? il a demandé, retrouvant un peu d’enthousiasme pour la première fois depuis des lustres. Le gardien de but du Dynamo ?
- Ex-gardien de but, a précisé Trusevich avec tristesse. Quand je suis revenu du front, l’équipe n’existait plus. Disparue ! Comme mon appartement, brulé dans l’incendie de septembre[1]… Du coup, depuis mon retour à la ville, votre neveu m’a ouvert la porte de l’usine à intervalle régulier pour me signifier que vous n’engagiez pas d'ouvrier « jusqu’à nouvel ordre ».
- Et bien nous y sommes, Nicolaï : ce nouvel ordre est tombé. Votre obstination aura payé, je vous engage.
- Mais ? vous ne savez pas quelles sont mes capacités ! s’est étonné Trusevich.
- Et bien ? a demandé l’oncle, comme si la remarque n’avait aucun sens valable pour lui. Vous avez deux bras ! Vous êtes capable de pousser un chariot, de porter un sac de farine, de tenir un balai, non ? Allez, ouste !

Un entretien d’embauche des plus sommaires, comme vous voyez. Trusevich étant sans abri, on a installé un lit de camp dans le grenier de la réserve. Mais s’il dormait à l’usine, Nicolaï dînait toujours à la maison. Il donnait alors systématiquement à l’oncle Josef l’occasion de perdre un peu de son mutisme pour s’emballer sur le Dynamo :
- La saison 1941 était pour nous, Nicolaï ! Enfin je veux dire pour vous, quoi. Pour le Dynamo !

Et Nicolaï rentrait dans son jeu, plus par gratitude que par conviction :
- Les deux dernières saisons ont été difficiles, relativisait Trusevich. Mais cette fois, nous avions des joueurs plutôt doués, c’est vrai.
- C’est le moins qu’on puisse dire ! Malheureusement, les clubs ont été dissous et le championnat supprimé. Le foot n’existe plus à Kiev...

Ce qui n’était pas tout à fait vrai. Un collabo Ukrainien nommé Georgi Shvetsov, ancien footballeur et prof de sport, avait monté un tournoi pour distraire l’occupant. Il s’agissait d’un championnat d’opérette au niveau très limité, et auquel participaient les soldats du Reich désœuvrés dans les territoires conquis. Un soir, l’oncle Josef a évoqué ce tournoi, dont le major Rechner lui avait parlé par hasard lors d’une de ses visites de routine.

- Même aujourd’hui, affamés et fatigués, les joueurs du Dynamo seraient capables de botter le cul de chaque équipe de ce championnat ! a affirmé l’oncle, qui ne jurait pourtant pas souvent.
- Ah ! Botter des culs nazis sur un terrain de foot… a soupiré Trusevich. Si seulement…


[1] Le 24 septembre et dans les jours qui suivent, plusieurs bombes explosent dans la ville (rue Kreshtchatik et Prorizna), provoquant d’énormes dégâts. Des dizaines de maisons occupées par des Allemands au centre ville sont détruites, dont le quartier général de l’armée, l’hôtel Continental. Une centaine de soldats et d’officiers allemands sont tués et un incendie consécutif aux explosions ravage d’autres bâtiments. Ces bombes ont été posées par des éléments du NKVD restés dans la ville après la retraite soviétique.

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