vendredi 13 août 2010

La résistance en short, chapitre 8 : Le match que tout le monde veut jouer

Photo un peu dégueu' d'une équipe qui ne l'était pas moins : le Flakelf


Ayant pris le parti de garder pour moi l’avertissement de Kaminski, j’ai fait semblant d’être surpris quand l’oncle a annoncé que notre prochaine adversaire serait l’équipe de Flakelf, composée de joueurs de la Luftwaffe. Je n’étais pas un bon simulateur : l’oncle a bien vu une expression un peu tendue sur mon visage, mais il l’a sans doute mis sur le compte d’une autre contrariété : les anciens du Dynamo et du Lokomotiv étaient de nouveau suffisamment nombreux, et n’avaient donc pas besoin de mon renfort pour cette rencontre.

Pour la première fois depuis le début de l'aventure, ils étaient même tous partants : il a fallu faire un choix parmi les treize joueurs, tous postulants, car les remplacements n’existaient pas à l’époque. Ceux qui avaient joué tous les matches affirmaient que leur assiduité leur donnait le droit de jouer à nouveau. Les autres trouvaient naturellement plus logique de permettre à ceux qui avaient le moins participé de gagner un peu de temps de jeu. J’étais plutôt d’accord avec les seconds, mais on ne m’a pas demandé mon avis, pas plus qu’à Josef qui était pourtant le manager de l’équipe : premier signe d’émancipation des joueurs…

Au bout d’un très long moment, Komarov et Balakin ont accepté de se désister. Grosse colère de Trusevich :
- Sans Komarov et Balakin, et sans Thomas, qui reste-t-il en arrières ? il a rouscaillé. Juste Svyridovskiy ! Et ce n’est pas son poste de prédilection. Les charnières bricolées, merci bien ! On a vu ce que ça donnait… je n’ai pas vocation à rattraper les boulettes des autres.

Nouvelle discussion. Goncharenko et Klimenko, les deux joueurs les plus en forme, proposèrent de quitter l’équipe pour le plaisir d’entendre qu’ils étaient indispensables. Une éternité plus tard, Tyutchev leva la main silencieusement pour nous signifier qu’il acceptait de renoncer au match. Komarov fut l’autre déçu après un tirage au sort pour savoir qui de lui ou Balakin jouerait.

Je n’étais pas très serein. Pas à cause de ma discussion avec Kaminski : cette laborieuse séance de sélection avait totalement fini de la faire sortir de ma tête. Non, mon inquiétude était liée aux deux joueurs sacrifiés. Il me semblait plus intelligent de garder Komarov par rapport à Balakin : ils avaient le même niveau, mais le second avait tendance à fatiguer plus vite en deuxième mi-temps. Et puis, tout bien réfléchi, j’étais convaincu que le muet Tyutchev était un cadre tout aussi indispensable que Goncharenko ou Klimenko, sans véritable remplaçant… J’aurais plutôt écarté l'un des trois inters : il ne faut que deux joueurs à ce poste, et Korotkykh, Putisin ou Melnyk, étaient interchangeables. Mais bon…

L’absence de Tyutchev s’est avérée d’autant plus préjudiciable que les joueurs de Flakelf jouaient dans un registre résolument physique, à la limite de la violence. Putitsin, costaud aussi mais moins habitué à encaisser, a compensé du mieux possible. En défense, Svyridovskiy a rendu coup pour coup, si bien que son engagement lui a coûté une nouvelle entorse à la cheville. Ce qui n’a pas empêché une nouvelle victoire par 5 à 1, avec une très belle perf de nos joueurs d’ailes : Klimenko (qui s’est amusé à multiplier les petits ponts, 7 tout au long du match) et Sukharev côté gauche, Timofeyev (trois fois passeur décisif) et Goncharenko côté droit.

En définitive, à part la brutalité adverse, rien n’avait distingué ce match des autres…

Le lendemain soir, avant de passer me chercher à l’atelier pour rentrer à la maison, l’oncle est allé rendre une petite visite aux locataires du grenier de la réserve. Il ne m’a pas empêché de le suivre, mais à son regard j’ai compris qu’il y avait un schbigntz quelque part. Putitsin somnolait sur son lit de camp. Egalement sur son lit, Svyridovskiy se massait la cheville. Goncharenko fumait une cigarette et Trusevich lisait le journal à la lueur de l’unique fenêtre :
- Ils sont gonflés, nous a-t-il interpelés en tapotant le journal. Pas un mot sur notre victoire d'hier ! Pourtant, il y a deux semaines, la victoire de Flakelf contre Rukh était signalée à la Une !
- Shvetsov est passé me voir en personne pour me donner les infos du prochain match, a déclaré l’oncle qui n’avait manifestement pas écouté.

C’était la première fois qu’il quittait son air enthousiaste, exalté, pour évoquer le FC Start. Ça m’a fait tout drôle : je m’étais habitué à leur voir son nouveau jour. Là, on aurait dit qu’il débarquait tout droit de la période précédant l’arrivée de Trusevich à l’usine : tronche fermée, phrases courtes, tout ça.
- Ah ! Quand jouons-nous ? a demandé Svyridovskiy.
- Après demain. Contre Flakelf, encore. Au stade du Zenit.
- Génial ! s’est exclamé Goncharenko. Le plus grand stade de la ville !
- Ce n’est pas "génial", a répliqué Josef. Il y aura tout un tas d’huiles nazies. Je n’aime pas trop ça.
- Et pourquoi ça ? j'ai demandé.
- Ces deux matches très proches, déjà… Ça cache quelque chose. Comme s’ils voulaient éviter que vous ne récupériez correctement...
- On a déjà fait pire, a marmonné Goncharenko. Et puis, les types du Flakelf auront le même temps de récupération, non ?
- Justement : non ! Leur équipe sera en partie renforcée par d’anciens véritables joueurs de foot allemands venus d’Allemagne en avion d’ici là.
- Allons, a répondu Trusevich, rassurant : on leur a collé 5-1. Avec quelques joueurs frais et meilleurs de leur côté, ça fera 4-2, voilà tout.
- Réfléchissez ! En temps de guerre, qui a le bras assez long pour affréter un avion spécialement pour quatre joueurs de foot et en si peu de temps ? Les ordres viennent de Berlin. Peut-être d’Hitler lui-même… Ça ne sent pas bon ! Je commence à croire que nous dérangeons sérieusement.

Je découvrais un nouveau Josef : excité, mais pas du tout enthousiaste. Et plutôt alarmé... Svyridovskiy ne s’en est pas inquiété :
- Et oui : ce bon Führer n’aime pas voir de beaux aryens se faire corriger par des « Untermensh[1] » ! s’est-il esclaffé. Mais, chef, c’est évident que ça les titille. Et c’est précisément pour ça qu’on accepte de dépenser le peu d’énergie qu’il nous reste sur un terrain de foot !

L’oncle s’est tu un moment. Manifestement, il commençait juste à comprendre (comme moi) que les motivations de ses joueurs ne reposaient pas uniquement sur la nostalgie de l’époque du Dynamo. J’ai pigé direct qu’on ne risquait pas de le revoir arborer sa mine « bourrue-réjouie » avant longtemps.
- Vous êtes fous, a-t-il finalement lâché, plus froid que jamais. Vous savez où ça vous mènera ?
- On finira par perdre, a murmuré Putitsin qui n’avait encore rien dit. Ils trafiqueront le calendrier, les équipes adverses, le terrain, tout ce qu’ils pourront, jusqu’à ce qu’on perde.
- Et si ça n’arrive pas ? a demandé l’oncle. Si la triche ne suffit pas, ils vous materont au fusil !
- Bien sûr que non ! a ronchonné Goncharenko. Ils veulent gagner sur le terrain, là où on les a battus. Nous envoyer au fusil sans motif, ce serait admettre leur infériorité.
- Des motifs fictifs pour fusiller les gens, par les temps qui courent, c’est facile à trouver ! a dit l'oncle. Un soupçon de résistance, et c'est réglé.
- On passe nos journées ici sous les yeux de Rechner et notre temps libre sous ceux de Shvetsov, a expliqué Goncharenko. Tout le monde sait que même si nous le voulions, nous ne pourrions rien tenter contre l'occupant. Putitsin a raison : tout ça terminera par une défaite sur le terrain. Peut-être bien qu’ils vous forceront à nous renvoyer de l’usine pour nous affamer à nouveau et accélérer notre chute. Ils auront des idées... on perdra un jour ou l’autre. Et alors, enfin satisfait, Shvetsov nous radiera du championnat. On se retrouvera au même stade qu’avant, sans boulot, sans rien à manger, mais avec la fierté d’avoir cloué le bec nazillon pendant un moment.

Josef semblait perdu. Au bout d’un moment et contre toute attente, il m’a demandé mon avis. Je n’étais pas fiérot : je retrouvais dans les inquiétudes de l’oncle tout ce que Kaminski m’avait dit : l’intervention probable d’Hitler, l’intention de « mater » l’équipe, et la possibilité d’en arriver à une solution radicale. Ressortir à ce moment là l’avertissement du Polonais aurait peut-être suffit à convaincre tout le monde de s’arrêter là. Mais Goncharenko m’avait rassuré, et il semblait sûr de lui.

Et puis j’étais comme un môme fautif et cachotier : je n’avais rien dit de la mise en garde de Kaminski sur le coup, et il me semblait inconcevable d’y revenir 24 heures plus tard, vu la gravité de l’enjeu. J’ai décidé d’aller jusqu’au bout de mon idée :
- Je ne crois pas que ça terminera mal, oncle Josef. Ce n’est que du foot. Hitler a bien d’autres choses à gérer, non ? Je pense comme les gars : ils nous mettront des bâtons dans les roues, ils tricheront, et ils finiront peut-être par gagner de manière injuste… ça s’arrêta là.

Josef a haussé les épaules, l’air pas convaincu, mais il est reparti sans rien ajouter.

[1] Qualificatif notamment donné par Himmler aux prisonniers de l’armée rouge capturés en 1941 et affamés jusqu’à la mort pendant leur captivité.

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