lundi 2 août 2010

La résistance en short, chapitre 5 : FC Start

Peu de temps après, l’équipe était inscrite au championnat de Shvetsov sous le nom, choisi par les joueurs, de FC Start. Bizarre que je n’ai jamais pensé à demander à Trusevich pourquoi… l’idée de nouveau départ, peut-être ? Et l’anglicisme, une petite pique destinée aux Allemands, infichus de venir à bout de la Grande Bretagne ? Quoi qu’il en soit, le premier match était prévu pour le dimanche 7 juin. J’étais excité à souhait, bien entendu. Moins banal : l’oncle lui-même a laissé transpirer d’inhabituels signes d’impatience durant la semaine précédent la rencontre.

Le nom de notre premier adversaire (permettez que je m’inclue dans l’équipe), c’était « Rukh ». Je ne sais pas non plus pourquoi. Il s’agissait de l’équipe managée par Georgi Shvetsov lui-même. Les gars avaient fière allure avec leur jeu de maillots flambants neufs, à côté desquels notre équipement mal assorti faisait triste. Goncharenko avait réussi à récupérer onze vieux maillots du Dynamo, mais les shorts et les bas étaient dépareillés. Trusevich, par exemple, portait le même pantalon qu’à l’usine, déchiré au niveau des genoux.

L'équipe de ce jour là était la suivante :

Trusevich
(gardien)
Svyiridovski et Balakin
(arrières)
Korotkykh Tyutchev Klimenko
(la ligne de demis)
Putitsin Melnyk
(inters)
Goncharenko Kuzmenko Sukharev
(les trois avants)


Cette tactique "classique" était un peu démodée à l'époque, même en Ukraine. Depuis plusieurs années, le 3-4-3 "WM" était devenu la norme (je n'entre pas trop dans les détails...), mais notre équipe, de bric et de broc, était plus équilibrée avec l'ancien "2-3-5" (j'arrête là pour les considérations techniques).

Sur le bord du terrain, juste avant le début du match, Josef a improvisé un discours que les joueurs ont écouté poliment. Il était question du plaisir de jouer ensemble, de rendre hommage aux clubs dissous, et vous voyez bien, tout un tas de trucs dans ce genre. Ses paroles m’ont fatalement moins marqué que la causerie spontanée que les joueurs ont générée juste après que Josef eut gagné la tribune vide.

- Ce lèche-cul de Shvetsov a programmé le match de son équipe de collabos contre nous parce qu’il est sûr de nous foutre une rouste, et donc de marquer des points dès le premier match, a lancé Klimenko, un petit hargneux.
- A nous de faire en sorte que le réveil soit difficile ! a ajouté Trusevich, sentencieusement.
- Il a récupéré quelques bons joueurs, issus comme nous de l’ancien championnat, a pour sa part fait remarquer Balakin, le seul joueur à peu près bien rasé. Méfiez vous de l’ailier droit…
- Et leur gardien a la peau dure, a murmuré le longiligne Melnik.
- Ils ont l’air en forme, s’est exclamé Putitsin, un mec bien costaud et bien coiffé.
- Ça ! a ajouté Goncharenko. Ils ont pas l’air affamés, eux ! Shvetsov doit les soigner, tu penses…
- On s’en tape, on est meilleur ! s’est indigné Klimenko. Nous, on a une vraie équipe ! Qu’ils s’accoquinent avec les fridolins s’ils veulent, ça ne fait pas d’eux des champions ! Ces types prennent leur bouffe dans nos assiettes ? Parfait ! Notre victoire n’en sera que plus méritoire !
- Et symbolique ! a conclu Trusevich.

Vous garantir la précision des propos, ce serait malhonnête. Et ça vaut pour tous les chapitres ! Je fais travailler ma mémoire à bloc, je vous restitue ce qu’il en sort. Pour ce qui concerne le très nerveux Klimenko, cela dit, je peux vous certifier que ses tirades étaient pleines de points d’exclamation, de colère et de grossièretés.

Même à ce stade là de l’aventure, j’étais loin du compte, concernant l’état d’esprit des mecs : cet échange montrait pourtant nettement le sentiment de revanche qui les animait. « Le plaisir de jouer » et « l’honneur des équipes dissoutes » évoqués par Josef, ils s’en balançaient !

Pour une fois, Josef était à mettre dans le même panier que moi. Il était perché sur son nuage, l’oncle ! A califourchon, bien confortable... Quand tu vois qu’aujourd’hui, tout un tas de gogos attendent deux heures pour obtenir une signature mal chiée par un joueur qui les regarde à peine lors d’une séance de dédicace… tu peux comprendre le trouble qui s’est emparé de l’oncle quand il est devenu du jour au lendemain le manager de son équipe favorite. La volonté farouche de donner une leçon à l’envahisseur et au collabo, manifestée par une bande de 11 jeunes footeux lésés par la guerre, Josef ne l’avait pas mieux capté que moi.

J’ai rejoint Nancy et l’oncle Josef dans les gradins déserts du petit stade où se déroulait le match. La tante Anna, elle, avait quitté l’Ukraine peu de temps après l’arrivée des Allemands : le scientifique pour qui elle travaillait avait rapidement été transféré en Allemagne, et elle l’avait suivi, ne revenant à Kiev que de temps en temps.

Dans cette vieille tribune inconfortable, j’ai pris une belle claque : malheur, quelle équipe ! Pour un amateur comme moi, le match avait des allures de révélation. Les onze joueurs du FC Start pratiquait quasiment un autre sport, par rapport à moi le dimanche matin avec la jeunesse du quartier.
- Tu continues d’affirmer que le football se joue seulement et ne se regarde pas ? m’a demandé malicieusement l’oncle, qui avait lui-même le regard brillant.
- C’est… c’est… j’ai bredouillé, abasourdi.
- Et encore ! Ils sont hors de forme.

Hors de forme, je veux bien ! Mais ils étaient techniquement bien au-dessus de leurs adversaires. J’ai vu ce jour là des gestes et des mouvements que je n’avais jamais imaginés. A la mi-temps, Josef et moi nous sommes précipités sur le bord du terrain. Alors que le score était de 2 à 0 en notre faveur, notre enthousiasme, à l’oncle et à moi, ne semblait pas partagé par les joueurs.
- J’en peux plus ! a soufflé Sukharev, l’un des anciens du Lokomotiv, en saisissant la bouteille d’eau que je lui tendais. Clairement, nous sommes à la ramasse physiquement !
- Et approximatifs par-dessus le marché, a surenchéri Trusevich. Avec nos allers-retours au front et tout ces mois sans jouer, on a eu le temps de perdre les habitudes du jeu. J’ai raté quasiment tous mes dégagements.

De mon côté, j’avais trouvé les buts, tous deux marqués par Sukharev, très jolis. Et, toujours d’après moi, Trusevich avait été tout sauf approximatif. Un peu plus loin, j’entendais d’autres soupirs. La faiblesse quantitative de l’effectif forçait deux ou trois joueurs à évoluer à un poste qui ne leur était pas familier. Klimenko pestait contre son propre manque de repère en tant que demi-gauche, tout comme Svyridovskiy en position d'arrière. J’étais très étonné par leur autocritique collective :
- Vous semblez tous déçus… pourtant, vous menez au score !
- On peut faire largement mieux, a répliqué Klimenko.


- On commence tout juste à bien jouer, a murmuré Melnik pour me rassurer, ce qui n’était pas utile.

La deuxième mi-temps leur a donné raison. Tous les soucis évoqués pendant la pause ont été intelligemment compensés, contournés, résolus. En courant moins, et moins vite, que leurs adversaires, nos joueurs ont finalement administré une belle volée aux protégés de Shvetsov : 7 à 2. Les deux buts de Rukh ayant été marqués en fin de match, quand la fatigue a fini par rattraper notre équipe.

Quelques souvenirs particulier : Kuzmenko, notre avant-centre, mesurait juste 1 mètre 75, soit environ 20 centimètres de moins que le défenseur qui assurait son marquage. Malgré ce désavantage, Kuzmenko a pris un malin plaisir à marquer deux de ses quatre buts de la tête. Sur l’aile droite et à plusieurs reprises, alors qu’il semblait avoir déjà dépassé son adversaire direct, Goncharenko s’est amusé à ajouter un dribble supplémentaire à son mouvement. Les joueurs semblaient prendre autant de plaisir sur le terrain que l’oncle et moi dans la tribune. Nancy, pour qui tout ça ne rimait pas à grand-chose, s’amusait de notre enthousiasme de môme.

Avec l’oncle, nous avons parlé de cette première performance jusqu’au soir. Et pendant le dîner, j’ai fini par formuler la requête qui me taraudait depuis le match :
- Je veux jouer avec eux !

Sûr de me faire sérieusement remballer ! Et pourtant, à mon grand plaisir, Josef a souri :
- Et pourquoi pas… Svyridovskiy s’est plaint d’une petite douleur à la cheville. Kuzmenko et Korotkykh m’ont fait savoir qu’il leur serait difficile d’être présent à tous les matches. Je pensais chercher deux ou trois autres anciens joueurs de club, mais après tout, c’est l’équipe de l’usine…

J’ai pas dû dormir beaucoup cette nuit là. Ni toutes celles qui ont précédé le match suivant…

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