lundi 16 août 2010

La résistance en short, chapitre 9 : Le match que tout le monde ne veut pas vraiment jouer

L'affiche du match



Le lendemain, soit la veille du match, Balakin est venu nous voir à l’usine pendant la pause de midi. Balakin était celui qui avait le mieux tiré son épingle du jeu depuis le début de l’occupation : il avait dégotté un poste relativement important dans le secteur des télécommunications, qui était au moins aussi important pour les Allemands que l’alimentation ou le carburant. Balakin n’avait pas de bonne nouvelle :
- Le SS qui dirige mon service craint qu’il n’y ait des représailles contre nous si nous gagnons à nouveau. Et comme je n’ai pas de suppléant au travail, il veut être bien sûr qu’il ne m’arrive rien. Du coup, il m’a interdit de jouer avec vous demain. Je voulais vous prévenir de mon absence, mais aussi vous mettre en garde au sujet de ces « représailles »… j’ai déjà averti les autres.

Les quatre joueurs présents lors de la discussion de la veille se sont regardés, mais n’ont rien dit. Quand Balakin est reparti, c’est Klimenko qui a parlé :
- C’est des conneries ! Les SS veulent nous saper le moral, nous faire peur pour qu’on déclare forfait ou pire : qu’on les laisse gagner. Balakin est tombé dans le panneau et il venu nous répéter toutes ces foutaises. On jouera quand même !

Tout le monde a applaudi, mais j’ai bien senti que certains gambergeaient. Le soir même, un des enfants de Komarov est venu nous avertir que son père, qui travaillait sur un chantier, avait reçu une charge sur le pied et qu’il ne pourrait pas jouer le lendemain en remplacement de Balakin. Nouveau flottement… Certains laissèrent entendre à demi-mot que Komarov simulait, ou bien qu’il s’était auto-mutilé pour ne pas jouer.
- Je peux pas le croire, a lâché Trusevich, sûr de lui. Pavel n’est pas une poule mouillée.
- N’empêche, a grondé Klimenko, menaçant : le prochain qui fait mine de trébucher aura à faire à moi !

Il n’y a pas eu de nouvelle défection, mais l’entorse de Svyirdovskiy n’était pas passée. A la fin de la journée, alors que je m’apprêtais à rentrer à la maison avec Nancy et l’oncle Josef, Klimenko et Goncharenko sont venus me trouver :
- Hé, Thom' ! La cheville de Svyiridoskiy ne va pas mieux. Avec Balakin et Komarov en moins, il nous manque un arrière…
- Comment ? s’est indigné l’oncle, dans son nouveau mode, « excité et alarmé ». Vous ne manquez pas de souffle ! Vous savez ce que je pense de ce match, et vous venez demander à mon neveu d’y participer ?
- Allons, chef, a tenté Goncharenko, Thomas a déjà participé au tournoi, Shvetsov le sait. Un match de plus ne changera rien…
- Sauf si ce match de plus se joue sous les yeux du Generaloberst Walter Model et de son état major ! a riposté Josef.
- On y a pensé, a affirmé Klimenko : Thomas a la même carrure que Komarov, et avec une bonne paire de ciseaux, il aura la même tignasse. On lui donnera le maillot de Komarov, on l’appellera Komarov… pour n’importe qui dans le stade, ce sera Komarov.
- Il ne vous est pas venu à l’esprit que Komarov n’ait précisément pas envie qu'on le croit sur le terrain ? a lancé Josef.
- Komarov n’a pas dit qu’il ne voulait pas jouer : il a dit qu’il ne pouvait pas. Nous pensons qu’il serait ravi d’être représenté, a simplement répondu Goncharenko.
- Et sinon, c’est un lâche, a marmonné Klimenko.
- Dites, chef, a finalement lancé Goncharenko : Thomas est assez grand pour prendre sa décision tout seul, non ?

En un sens, les joueurs abusaient de la situation. J’étais très clairement dépassé par les évènements, et je l’aurais été même sans l’histoire de Kaminski. Les joueurs tentaient de contourner les arguments rationnels de l’oncle en passant par moi, simple et paumé. J’étais mal. Très mal ! Absolument pas convaincu de ce que je disais, la mort dans l’âme, j’ai néanmoins déclaré :
- Je ne pense pas que ce soit risqué. Je vais jouer avec vous.

Le pire, c’est que ma confiance de façade a semblé rassurer un peu Josef. Lui qui, habituellement, me consultait si peu pour prendre les décisions me concernant, s’en remettait à mon sentiment…

C’est ainsi que je me suis retrouvé dans le vestiaire du Stade du Zenit, les cheveux coupés, plus fébrile que jamais. En allant au stade, nous avions vu tout un tas d’affiches annonçant le match, et le stade était anormalement garni de soldat.
- Logique, a affirmé Klimenko. Dès qu’il y a des officiels, il y a des soldats. Rien à voir avec nous.

N’empêche : l’ambiance était plutôt tendue dans le vestiaire. Peu de temps avant le match, un officier SS est venu se présenter, très laconique et dans un Ukrainien parfait.
- Je serai votre arbitre, il a dit. Veillez à suivre les règles. Merci de respecter le salut Nazi avant le match. A tout à l’heure.

A peine était-il parti qu’un autre type est entré. Un type de Rukh, l’équipe de Shvetsov.
- Les gars, vous êtes des fortiches, mais pour ce coup là, je vous suggère d’y aller mollo : de ce que je sais, une nouvelle victoire ferait jaser… hum… et même sans doute plus que jaser.

Quand le gars s’en est allé, un silence bien épais s’est installé.
- Et donc, qu’est-ce qu’on fait ? a finalement demandé le jeune Korotkykh, pas à l’aise. On joue ?
- A ton avis ? a rétorqué Klimenko.
- Hé, ça sent pas bon, a lancé Kuzmenko. On a foutu un bon nombre de branlées aux fridolins : faut peut-être savoir s’arrêter.
- Je suis d’accord, a confirmé Sukharev. Tout ça ne me dit rien qui vaille.
- On est la pour jouer au foot, a déclaré Goncharenko. On n’a rien à se reprocher.
- C’est eux qui nous reprocheront des trucs ! a lancé Kuzmenko.
- Et déjà, cette histoire de salut, qu’est-ce que ça veut dire ? a demandé Korotkykh.
- Je saluerai pas ! a soudainement beuglé Klimenko, faisant sursauter deux-trois de ses coéquipiers au passage. Ce geste, c’est celui des soldats qui ont exterminé ma famille à Babi Yar[1] !

Klimenko était l’un des plus jeunes de l’équipe avec Korotkykh, mais je me rappelle clairement qu’à cet instant, ses traits déformés étaient ceux d’un homme mûr, presque vieux. La référence au massacre de Babi Yar a dissuadé tous les autres de contester, mais elle n’a pas suffi à évacuer toute les appréhensions.
- L’arbitre parle très bien Ukrainien, et il a été clair, a déclaré Trusevich. Ils veulent qu’on respecte leur salut, pas qu’on le lance.
- C’est vrai, ça ! a surenchéri Goncharenko, visiblement soulagé par cette interprétation. On le respectera sans le lancer.
- Donc on ne salut pas, et puis on joue, a lâché Klimenko.

Avant d’ajouter, devant le scepticisme ambiant :
- Allez, les gars ! On savait tous que ça finirait par arriver… la pression, la triche… tout ça c’est pour nous impressionner. Qu’est-ce qu’on risque ? Une branlée ? On s’en tape : on gagné 11 à 0 contre une de leurs équipes !
- Il a raison, a conclu Trusevich en se levant. C’est du foot… que je sache, ils ne sont pas venus nous menacer avec des mitraillettes ? Réglons ça sur le terrain.
Et nous avons quitté le vestiaire silencieusement, avec la frousse aux trousses.

[1] Les 29 et 30 septembre 1941, plus de 30 000 juifs sont exterminés dans le ravin de Babi Yar, à l’époque hors de la ville de Kiev, au motif qu’un juif avait été pris à saper les efforts allemands pour maîtriser l’incendie du 24 septembre (lui-même dû à une vague d’attentat). Il s’agit bien sûr d’un prétexte pour s’en prendre au juifs, qui se rendent sur place « en toute confiance » (autant qu’on peut l’être dans ces cas-là), persuadés d’être « simplement » envoyés en camps (Babi Yar était proche de la gare de marchandises de Lukianivka).

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