samedi 20 mars 2010

San-Antonio à l'Isara : Chapitre 17

Un bon suspect doit être comme une bonne planche de bois : il reste ponsable mais pas coupable

Tout le monde me regarde avec attention. L’envie de raconter une blague de Toto me passe par le ciboulot, mais la raison me retient : mes trois interlocuteurs sont tendus comme le slip de Béru s’il mettait un des miens. C’est qu’ils attendent ça depuis des jours, ces lascars ! le blaze de celui qui les a entubés. Je reprends, pur dent (mais également prudent) :

- Mais il va de soi que je négocie l’info, les gars.
- Rien du tout ! s’exclame Joss. Tu parles ou tu crèves !
- Commissaire, reprend Durêve avec plus de douceur. Nous avions une liste de dix suspects. Trois sont déjà canés. Quatre autres ont été éliminés auparavant de la liste, sans violence : leurs emplois du temps prouvent avec certitude qu’ils n’étaient pas à l’Isara à la date du vol. Sur les trois restants, deux sont sur mon planning de demain. Vous comprenez ? Demain, je saurai, directement ou par élimination, qui a volé l’héroïne de Joss. Je n’ai pas besoin de vous, je pourrai vous tuer maintenant. Mais en parlant, vous pouvez épargner jusqu’à deux vies innocentes tout en me faisant gagner du temps et en supprimant pour moi des risques inutiles.
- Alors laissez au moins Eloi repartir, imploré-je.
- A la rigueur… concède Durêve. S’il sort de sa léthargie sans souvenir, comme Joss le prévoit…

A quoi bon ? Ils vont tuer Eloi, ils vont tuer Uduku et me tuer également ! C’est tout au moins leur intention, j’en suis sûr. Je serais prêt à parier un PC portable contre le PC chinois ! Je ne négocie, in fine, que pour donner de la crédibilité au blabla que je m’apprête à proférer. Je chique le gars en plein dilemme pendant une minute… puis je passe à table :
- Le voleur, c’est Walter Paulo.

Les gueules de Leton et Durêve s’allongent soudainement. Celle de Paul Uduku prend l’air con. Le môme huileux demande :
- C’est qui celui-là ? Il a bien deux prénoms, mais il est pas sur la liste !
- C’est le frère de Joss, le veilleur de nuit, répond Durêve qui n’a pas l’air de plaisanter. Monsieur le commissaire se moque de nous.
- Ah bon ? je demande, ironique. Celui qui s’est fichu de vous, c’est pourtant le frangin de Joss.
- Menteur ! s’écrie Joss. Supprime ce bâtard, Yvan ! Il se paye notre tronche !
- Faux ! je riposte. Ton frérot t’a doublé, c’est tout. Comme Yvan l’a dit tout à l’heure, l’Isara est trop fréquenté le jour pour qu’on escampe plusieurs centaines de kilos de drogue sans être vu. Et la nuit, le bâtiment est sous surveillance… la surveillance de qui, déjà ?

Si tu aimes les bouches béantes, fais-toi plaisir ! Ma théorie les fait réfléchir, dirait-on. Je reprends :
- Il y a autre chose : quelle est la probabilité qu’un individu, prof ou élève, passe sa tête dans le faux-plafond d’une salle d’étude ? Le voleur connaissait la planque, c’est évident. Qui avait cette information et pouvait évacuer les paquets en toute discrétion ?
- Yvan, murmure Joss… tu crois que…
- Walter Paulo vous a envoyé sur une piste complètement bidon ! j’enchaîne, déchaîné. Il a été très bon, je le reconnais. Le texte de son fax a naturellement été calculé en fonction des ratures provoqué par l’appareil. Walter a parfaitement su vous forcer à suivre cette fausse-piste. Son effraction du logiciel de la badgeuse a entraîné une protection plus grande de celui-ci : impossible pour vous de retourner consulter la liste des individus ayant pénétré dans la fameuse salle d’étude ! Et tant mieux pour lui, car la seule personne suspecte sur celle-ci, c’était… lui, justement, à des horaires nocturnes ! En plus, ça lui a donné un prétexte en or pour s’esbigner : « les gars, avec cette effraction, mes employeurs à l’Isara se méfient de moi, je prends l’air un moment », tu parles ! Il s’est taillé avec le magot, oui !
- Bon dieu, jure Durêve. Ça me semble tenir debout.
- Pourquoi je n’y ai pas pensé ? peste Joss, qui est blême comme un ciel d’hiver Norvégien[1].
- Walter a sans doute pensé que vous le croiriez, je suggère. En braquant le logiciel de contrôle des badges, il vous a en sus donné l’impression de participer à la traque, ce qui l’innocentait d’autant plus a priori.
- Alors les doubles noms, ça rime à rien ? demande Paul Uduku avec un air ahuri.
- Oh que si ! je réponds. Autre coup de génie de Walter : vous donner assez d’indices pour vous lancer sur le sentier de la guerre, sans être trop précis. Il a bien calculé : une liste de dix noms, c’est raisonnable… une enquête est encore envisageable à court terme. S’il y en avait eu 25, vous auriez certainement fait plus d’efforts pour essayer de retrouver la piste de Walter ! En choisissant le critère du double nom, il vous a poussé à l’action directe, s’assurant un répit suffisant pour disparaître. Le plus fort est qu’il porte lui-même un double prénom ! Mais, travaillant pour une société de gardiennage, il n'est pas dans les registres de l'Isara...

Dans le foyer de l’Isara, on n’a sans doute jamais cuisiné une telle soupe à la grimace !
- Alors ce bâtard est en train de refourguer ma came tranquillement pendant que je perds mon temps et mon argent à traquer des fantômes ! s'emporte Joss.
- Pour le moment, c'est moi qui dépense du fric, intervient Durêve qui, s’il vient du sud, ne perd pas le nord. J’ai fait jouer tout mon réseau de crapules, j’ai avancé les honoraires d’une armée de truands : faudra passer à la caisse.
- Avec quel argent tu veux que je te paye ? s’énerve Joss. Quand je t’ai contacté, je comptais te rémunérer avec l’argent que tu m’aiderais à retrouver ! T’as trouvé que dalle, t’auras rien !
- Alors faudra me donner la recette miracle de ton héroïne 100 % pure, mon grand. Parce que je ne repartirai pas d’ici les mains vides.
- Va crever ! lâche Joss. C’est mon travail, pas question de le brader.
- Alors tant pis pour toi, et pour vous tous, menace Durêve. Il y a trois tueurs, que j’ai également payés d’avance, au rez-de-chaussée : il ne sera pas dit que je les ai dérangés pour rien.

Durêve, qui nous tient désormais tous en joue, sort son portable :
- Les gars, dit-il, merci de monter au troisième, y a quatre bonshommes à expédier le nez dans la poussière.
- … ! dit son interlocuteur, pointilleux.
- Non, non, c’est fini, la dentelle. Une balle dans la nuque et ça ira bien.
- … ? demande l’interlocuteur (sans doute un bavard !).
- Non, oubliez les voitures piégées, le plan a changé. A tout de suite.

Dire que Joss Leton est furibard, c’est être un peu en dessous de la vérité, je crois. Tu penses : perdre en aussi peu de temps l’affection d’un frère, 500 millions d’euros et la vie, ça vous marque un homme !
- Tu nous tues ? il demande, fébrile.
- Non, je n’aime pas me salir les mains, tu le sais. Mais je vous fais tuer ! Attention, commissaire, je sais néanmoins appuyer sur une gâchette au besoin.

Durêve a des nerfs solides : malgré la tournure casse-gueule qu’a pris la situation, il n’a pas baissé la garde d’un cachou, et il vient de repérer mon premier petit geste en sa direction pour tester sa vigilance.
- Tu comptes peut-être produire sans moi de l’héroïne pure pour te payer ? demande Joss.
- Pas besoin : je vais retrouver Walter et lui faire cracher les 500 millions.
- Il s’est barré ! s’emporte Joss.
- Je vais pas me laisser baiser par un veilleur de nuit, moi ! répond Durêve. Ton frère est un malin, mais il n'y connait rien en magouille. Je suis sûr que sa piste est jalonnée d’indices bien voyants.
- Je ne vous le fais pas dire, annonce une voix depuis la porte du foyer.


[1] C’est pas beau, ça ?

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